Li Wenliang : jusqu’où l’effet Papillon ?

La mort du docteur Li Wenliang, qui a osé parler vrai et « troubler l’ordre social » en donnant, dès le 30 décembre dernier, l’alerte sur le coronavirus, va-t-elle saper le régime totalitaire en Chine ? Il est trop tôt pour répondre, mais les dirigeants communistes, qui tentent de censurer la colère citoyenne sur les réseaux sociaux, ont visiblement peur d’un effet Papillon.

Ils connaissent les conséquences durables du geste, il y a juste neuf ans, en Tunisie, du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouzizi. Humilié par les autorités, désespéré, il s’immolait par le feu le 17 décembre 2010. Son geste déclenchait une réaction en chaîne d’indignations citoyennes. Le pouvoir autoritaire s’écroulait en Tunisie, le Printemps arabe commençait. Dix — neuf ans plus tard, en Algérie, au Liban, en Irak, en Iran et ailleurs dans le monde, des citoyens continuent, au risque de leur vie, à défier leurs dirigeants corrompus. Des gouvernants ont déjà dû quitter le pouvoir. L’histoire n’est pas achevée.

Ce qui, en ce moment, se passe donne tort aux experts qui font des prévisions sur l’avenir de la Chine sans envisager des ruptures majeures, comme si la culture chinoise était monolithique et excluait toute évolution démocratique. Certes, la propagande des pouvoirs à Beijing et Singapour répète que la culture des pays à rizières est nécessairement collective et se désintéresse des libertés individuelles, fantaisie des seuls Européens. Amartya Sen s’est, depuis longtemps, inscrit en faux contre cette assertion[1], montrant que les droits de l’homme sont une aspiration universelle, plusieurs fois, au cours de l’histoire, mieux respectée en Inde ou au Japon que dans l’Europe de l’Inquisition.

1988 : vers un journalisme critique

De fait, il y a 32 ans, la Chine a failli basculer vers un régime démocratique. Nous l’avons observé lorsque nous avons été invités, ma femme et moi, en septembre 1988, par la Commission d’Etat pour la Science et la Technique[2], à des séminaires à Beijing et Tianjin. La Commission savait que le thème de mes interventions serait la nécessité des libertés démocratiques pour le développement tant technique qu’économique et humain. La Commission nous a fait rencontrer des chercheurs d’une toute nouvelle discipline en Chine, la « science de la science », l’étude des interactions entre science et Société. Nous avons été les premiers étrangers reçus par la toute nouvelle association des journalistes scientifiques, créée quelques mois plus tôt par quatre cents confrères. Ils voulaient promouvoir un « journalisme critique d’enquête et non plus de compte-rendu ». « Nous devons renoncer aux reportages stéréotypés, tout n’est pas noir et blanc ! » Et de nous expliquer en détail comment ils avaient monté une campagne de presse pour obtenir la libération du chercheur Dai Xia Zhong, créateur d’une société de conseil en chimie fine. Il venait de passer huit cents jours en prison, accusé de « crime économique », pour avoir refusé de donner des pots de vin aux autorités locales de Hangzhou. La liberté d’expression des scientifiques était une nécessité de plus en plus reconnue, même si une responsable du PC nous avait affirmé, à Tianjin, qu’il n’y avait pas de cas de sida et « que le sida ne pouvait pas entrer en Chine ! »

Nous sommes revenus en France persuadés que bientôt, comme nos interlocuteurs l’espéraient, la liberté d’expression s’étendrait à toute la société chinoise. Les étudiants le réclamaient déjà dans les universités, soutenus par nombre d’intellectuels. Aujourd’hui, deux lettres ouvertes d’universitaires de Beijing et Wuhan exigent à leur tour le respect de cette liberté, prévue par l’actuelle constitution. Mais il y eut en 1989 une bifurcation historique, la victoire au PC chinois des partisans de l’ordre et la sanglante répression de Tian An Men. Mais l’actuel président Xi Jinping s’est gardé, jusqu’à présent, de détruire la liberté de pensée dans ces deux îlots chinois de créativité que sont Hong Kong et Taïwan, nécessaires pour insuffler l’innovation en Chine continentale.

Jusqu’où ira la vague d’indignation dénonçant la responsabilité du pouvoir communiste après la mort, le 7 février dernier, de Li Wenliang, médecin martyr ? Ce n’est pas l’indemnité versée à sa famille qui l’arrêtera, bien au contraire. La censure continuera à sévir. Comme l’a écrit le 10 février Frédéric Lemaître, correspondant du Monde à Pékin, le pouvoir y « fait taire ceux qui veulent enquêter ou attirer l’attention sur des situations difficiles. » Mais la démonstration est faite dans l’esprit de centaines de millions de Chinois : l’absence de liberté d’expression, de démocratie, est néfaste et dangereuse, car elle entrave la gestion des crises les plus graves. Elle tue plus encore que les virus !

Pouvoir absolu et sottise

La leçon vaut pour le monde entier en ce moment où les régimes autoritaires progressent même en Europe, exploitant le numérique contre les citoyens, au moment où un Trump usurpe le fauteuil d’Abraham Lincoln. On nous chante même que, pour gérer un problème aussi complexe que les contraintes environnementales, il faudrait un pouvoir autoritaire. Répétons que la complexité ne se gère pas par des dictats d’en haut. Déjà en 1985, dans son livre au titre significatif, La marche folle de l’histoire, de Troie au Vietnam[3], l’historienne américaine Barbara Tuchman expliquait que la gravité de nos problèmes ne supportait plus de sottise dans leur gestion. Or, elle rappelait que si le pouvoir corrompt souvent, le pouvoir absolu réduit la capacité de réfléchir. Nous l’avons souvent observé. Même en démocratie, la tendance spontanée de tous les dirigeants est de « rassurer » les citoyens avant même de bien comprendre la situation. Les lanceurs d’alerte sont rarement aimés, car ils dérangent. Le capitaine Andreva a dû le comprendre, le 10 mai 1940, lorsque, ayant survolé les blindés allemands déferlant au travers des Ardennes réputées infranchissables, il ne réussit pas, durant deux jours perdus, à se faire entendre par une hiérarchie aux « mentalités blindées », comme le rapporte Alain Peyrefitte.[4]

En dictature, on va plus loin et les effets sont plus catastrophiques encore ! Les autorités communistes chinoises ont cru exorciser le nouveau virus en emprisonnant le lanceur d’alerte et sept de ses confrères. Seule l’énormité de cette aberrante et criminelle sottise les amena à libérer les médecins lorsqu’ils perçurent l’exceptionnelle gravité de la situation. Combien de morts dus aux trois semaines lamentablement perdues par négationnisme ? Mussolini avait réglé le problème des retards ferroviaires en interdisant de les signaler. Ceausescu avait extirpé la tuberculose et le sida en prohibant aux médecins d’en parler. Nous sommes en face de menaces autrement graves, dont la complexité rend mortelle la sottise ![5] Décidément, cette complexité, que l’Ecole s’obstine à ne pas enseigner malgré les alarmes d’Edgar Morin, ne se gouverne pas au sommet ; ou plutôt, elle se venge quand l’on persiste à tenter de le faire par une criminelle myopie !


[1] SEN, Amartya, Development as Freedom. Alfred A. Knopf, Inc, New-York, 1999. Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté. Odile Jacob, Paris. 2000.

[2] Arlette et André-Yves Portnoff. Chine: la vraie révolution culturelle sera technologique. Science & Technologie. n°11, décembre 1988.

[3] Barbara Tuchman, La marche folle de l’histoire, de Troie au Vietnam, R. Laffont, 1985, P,36

[4] Alain Peyrefitte. Le mal français. Fayard 2006. Chapitre 2, pages 39-48.

[5] André-Yves Portnoff. La Révolution de l’intelligence fractale. Management & Conjoncture Sociale, 15 mars 1999. N°552.

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