Commencés en 1974 au pénitencier de Robben Island, ces souvenirs furent achevés par Nelson Mandela après sa libération, en 1990, à l’issue de vingt-sept années de détention.
« Le régent envoyait des lettres pour prévenir ses chefs de la tenue d’une réunion et bientôt la Grande Demeure grouillait de visiteurs importants et de voyageurs venus de tout le Thembuland.
Les invités se rassemblaient dans la cour, devant la maison du régent, et c’est lui qui ouvrait la réunion en remerciant chacun d’être venu et en expliquant pourquoi il les avait convoqués. A partir de ce moment, il ne disait plus rien jusqu’à la fin.
Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (Les femmes, j’en ai peur, étaient considérées comme des citoyens de seconde classe.
(…)
Les réunions duraient jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer qu’avec l’unanimité ou pas du tout. Cependant, l’unanimité pouvait consister à ne pas être d’accord et à attendre un moment plus propice pour proposer une solution. La démocratie signifiait qu’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité.
Ce n’est qu’à la fin de la réunion, quand le soleil se couchait, que le régent parlait. Il avait comme but de résumer ce qui avait été dit et de trouver un consensus entre les diverses opinions. Mais on ne devait imposer aucune conclusion à ceux qui n’étaient pas d’accord. Si l’on ne pouvait parvenir à aucun accord, il fallait tenir une autre réunion.
(…)
En tant que responsable, j’ai toujours suivi les principes que j’ai vus mis en œuvre par le régent à la Grande Demeure. Je me suis toujours efforcé d’écouter ce que chacun avait à dire dans une discussion avant d’émettre ma propre opinion. Très souvent, ma propre opinion ne représentait qu’un consensus de ce que j’avais entendu dans la discussion. Je n’ai jamais oublié l’axiome du régent : un chef, disait-il, est comme un berger. Il reste derrière son troupeau, il laisse le plus alerte partir en tête, et les autres suivent sans se rendre compte qu’ils ont tout le temps été dirigés par-derrière. »
Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Le livre de poche, 1996.