La science économique a connu un profond désarroi depuis la crise de 2008. A quoi sert une science incapable de prévoir des catastrophes ? Si celle-ci doit fournir des idées aux dirigeants politiques, ses chercheurs ne sauraient pour autant faire abstraction de leurs préférences idéologiques.
A quoi servent les ouvrages traitant d’économie ? A informer le public ou à préconiser des politiques particulières en la matière ?
Professeur d’économie internationale à l’Université de Bologne et au Queen Mary Global Policy Institute de Londres, Paola Subacchi est l’autrice d’un livre remarquable, The Cost of Free Money [Ce que coûte l’argent gratuit] dans lequel elle critique les proportions dangereuses qu’ont pris les mouvements de capitaux à travers la planète. L’économiste se montre aussi extrêmement sceptique envers la poursuite indéfinie des politiques de taux zéro par les banques centrales. Cela crée des excès de liquidités qui ne sont pas parvenues à relancer la consommation des ménages, mais fait gonfler des bulles spéculatives. Sur le marché de l’immobilier, entre autres.
Repolitiser la science économique
Mais Paola Subacchi est aussi une critique attentive et informée des publications de ses confrères. Elle vient de publier sur le site de Project Syndicate une recension groupée de quatre ouvrages : Arguing with Zombies de Paul Krugman, The Economics of Belongings), de Martin Sandbu, Markets, State and People de Diane Coyle et What’s Wrong with Economics ? de Robert Skidelski. Ecrits avant que la crise du Covid-19 ne provoque un effondrement de l’économie, ces quatre essais contiennent des indications sur ce qu’il conviendrait de faire pour que ceux que la récession actuelle frappe retrouvent confiance.
Paola Subacchi pose d’emblée une question essentielle : à quoi servent les ouvrages traitant de l’économie ? A informer un public, rarement au fait des réalités de cet aspect de la vie sociale, alors que chacun d’entre nous y est impliqué quotidiennement ? C’est le cas, chez nous en France, où cette discipline est très peu (ou mal) enseignée dans le secondaire. Ou à préconiser des politiques spécifiques, à destination des responsables qui sont chargés de piloter les machineries compliquées dont dépend la prospérité de leurs concitoyens ?
Des quatre livres dont il est question ici, seuls ceux de Paul Krugman et de Martin Sandbu correspondent à cette dernière définition. Ceux de Diane Coyle et de Robert Skidelsky visent surtout à rendre les concepts de cette science plus accessible à un public d’étudiants.
« Mais pourquoi personne n’a-t-il rien vu venir ? »
Elisabeth II
Le but que doit viser toute politique économique, écrit Paola Subacchi, est de concilier les préférences individuelles avec les finalités collectives. C’est pourquoi les politiciens qui promettent « la prospérité pour tous » sont des démagogues et de menteurs. Les politiques économiques destinées à la création du bien-être collectif impliquent des sacrifices pour certains. Sur la scène de l’économie, les exigences des différentes catégories sociales sont toujours en concurrence.
L’économie ne se réduit pas à la somme des choix individuels.
La science économique a connu un profond désarroi suite à la crise des subprimes, relève Subacchi. A quoi sert donc une science, apparemment incapable de prévoir des catastrophes pourtant inéluctables ? Chacun savait pourtant que « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel »… Nous avons tous en mémoire la question, lumineuse et troublante, posée, à un aréopage d’économistes londoniens, par une dame de quatre-vingt-deux ans : « Mais pourquoi personne n’a-t-il rien vu venir ? » C’était la reine Elisabeth II.
La science économique s’est, un temps, inspirée de la physique et de la mécanique : c’est de ce côté que les néoclassiques ont cherché l’idée, fondamentale chez eux, de l’équilibre général.
Contestant cette notion d’équilibre, les keynésiens ont imposé une vision dynamique de l’économie. Mais elle reste en partie tributaire du modèle conceptuel de la physique.
L’économie politique, politisée…
Ces derniers temps, relève Subacchi, les recherches menées par une conception élargie de l’économie, ont conduit à mettre en doute l’idée du caractère rationnel – et donc prévisible – du comportement des agents. Les hommes ne sont pas des robots, plaide ainsi Skidelsky, le biographe de Keynes. Leurs comportements sont en partie imprévisibles, car tous ne réagissent pas de la même façon aux mêmes événements. Pourtant, de certaines données, il est possible de déduire des conclusions très probables. On a donc été chercher des modèles du côté des sciences naturelles. Et le résultat, constate Paola Subacchi, c’est que l’économie s’est beaucoup politisée.
Cette politisation, Paul Krugman l’assume absolument. A ses yeux, l’économie ne saurait être une science « value-free », indépendante de tout jugement de valeur. Homme de gauche, il plaide pour une politique de redistribution qui passe par une révision à la hausse des barèmes de l’impôt sur le revenu.
Martin Sandbu aussi estime que l’économie doit viser des buts politiques. Il constate que certains secteurs, comme la finance, se sont accaparés une part disproportionnée de la valeur produite par les économies. Et il s’inquiète de la montée des frustrations ressenties par les « laissés-pour-compte » des régions marginalisées. Elle bénéficie politiquement aux populistes. Il mise sur une économie plus inclusive pour rendre le pouvoir aux modérés, afin de rétablir les bases d’économies qui auront été fragilisées par le passage de la vague populiste.
Crédits : France Culture