Fondateur de LDLC en 1996, une entreprise de vente de matériel informatique et high tech, Laurent de la Clergerie s’illustre par un management collaboratif et soucieux du bien-être des salariés. Premier volet d’une interview axée sur les aspects managériaux de l’entreprise avec un patron qui a mis en place la semaine de quatre jours. Une formule gagnante pour les salariés comme pour l’entreprise.
Beaucoup se sont lancés dans une démarche d’entreprise libérée et beaucoup ont fait marche arrière. Qu’est-ce qui explique le succès de LDLC sur ce point ?
Chez LDLC, nous ne sommes pas une entreprise libérée à l’extrême. La preuve, quand nous sommes passés à la semaine de 4 jours, je n’ai demandé l’avis de personne. Je me doutais que l’idée passerait, mais l’idée a été appliquée sans concertation. Ce que j’ai compris avec le concept d’entreprise libérée, c’est qu’il y a deux travers.
Le premier piège, c’est le discours ambiant sur le collaboratif et l’intelligence collective qui affirme ou sous-entend que quand vous êtes dix, vous pouvez tout faire. C’est une erreur de croire que l’intelligence collective permet seule de tout faire. Si vous mettez une équipe – sans pâtissier et sans accès à Internet — autour d’une table comportant tous les ingrédients nécessaires pour confectionner un baba au rhum, vous obtiendrez un résultat assez décevant. L’intelligence collective n’empêche pas l’apport de connaissances. Dans tous les discours que l’on tient actuellement sur l’entreprise libérée, il y a l’idée qu’on est capable de faire tout à plusieurs ; les gens sont convaincus qu’ils n’ont pas besoin d’experts et qu’ils peuvent tout faire seuls en interne. C’est quelque chose que je tire de notre expérience chez LDLC. Sur un projet qui concernait les frais de port, les salariés impliqués n’ont pas sollicité la personne responsable du transport dans l’entreprise. Ils ont commis des erreurs qui auraient pu être évitées si l’expert de la question dans l’entreprise avait été consulté.
Dans l’entreprise libérée, il y a un principe de base : c’est celui qui sait qui fait. C’est au salarié qui prépare le colis de concevoir la manière de le faire au mieux. On prend la décision de changer les cartons parce qu’on économise 0,30 € d’euro sur l’emballage et, dans les faits, on complexifie le travail le salarié qui prépare les colis. Cette décision lui fait perdre du temps et de l’énergie. Je l’ai vécu dans l’entreprise. Je rencontre tous les ans tous les salariés de l’entreprise par groupes de 20. Un salarié qui s’occupe du ménage m’interpelle un jour. « Pourquoi achète-t-on aujourd’hui tel produit d’entretien qui est absolument nul alors que pour deux euros de plus, on peut se procurer un produit excellent ? » Le salarié est frustré et à l’impression de faire son travail pour rien. On lui pourrit la vie simplement parce que les services généraux ont trouvé le moyen de faire quelques économies. Mais ce que l’entreprise croit gagner d’un côté, elle le perd de l’autre. Cette anecdote peut paraître insignifiante, mais ce sont ces détails qui nuisent à la qualité de vie dans l’entreprise et in fine à sa rentabilité. Tout simplement parce que ceux qui font ne sont pas consultés dans la prise de décision. Tout simplement parce qu’on est dans l’économique à tout prix, jusqu’à l’absurde.
Le second écueil, c’est de toujours vouloir passer par le collectif pour décider. À certains moments, il faut aller vite. Il y a des moments dans la vie d’une entreprise où le processus de décision collective doit être abandonné et où le dirigeant doit prendre ses responsabilités. Dans l’entreprise libérée, il faut veiller à toujours rester dans une forme de modération. Dans le cas de la semaine des 4 jours, je pense que celle-ci ne peut pas s’appliquer à tout le monde, indistinctement, mais qu’elle peut néanmoins s’appliquer à beaucoup de monde. Là aussi, il faut savoir être modéré, faire preuve de nuance. À partir du moment où l’on accepte cela, tout fonctionne beaucoup mieux. Il y a des cas où je prends les décisions et où je ne fais pas « de l’entreprise libérée », mais dans 80 % des cas, nous appliquons les principes de base liés à l’entreprise libérée. Parce que ce management produit de la confiance et parce que concrètement, ça fonctionne !
Concrètement, comment avez-vous fait ? Comment vous y prenez-vous ?
Dans l’entreprise il y a quelques années, j’avais trois directeurs généraux : un directeur marketing un directeur commercial et un DRH. Je n’en ai plus aujourd’hui. J’ai des responsables par sites et des équipes qui s’autogèrent. En revanche, s’ils ont une interrogation, un besoin, ils viennent me voir. Je vais donc avoir plus de moments de dialogue avec mes équipes. Quand je suis amené à leur dire « non », ce refus a plus de poids. C’est pour cela que j’ai tendance à dire que LDLC n’est pas une entreprise complètement libérée. On en a les codes, mais une entreprise 100 % libérée, chez nous, ça ne peut pas marcher. L’entreprise est trop grande et tout serait affreusement lent. Cela pourrait fonctionner dans de toutes petites structures, mais certainement pas avec 1000 salariés. J’aime dire que quand on est seul, on va plus vite et que quand on est plusieurs, on va plus loin. Mais aussi que quand on est trop, on va trop lentement…
Quels sont les avantages de la semaine de 4 jours pour un employeur ?
La semaine de 4 jours est un vrai plus en matière de productivité. On travaille mieux sur 4 jours que sur 5. C’est dur à comprendre quand on ne pratique pas, mais quand on est dedans, cela devient évident. On voit des salariés plus reposés, moins stressés ; quand ils sont à leur poste de travail, ils sont plus productifs. Ça recrée un vrai équilibre. Si je parle autant de la semaine de 4 jours, c’est parce que ça marche et je suis content de constater que les études publiées sur le sujet montrent que mon intuition était bonne. Cette mesure fonctionne bien chez nous parce que nous rémunérons les personnes au minimum à 25 % de plus du SMIC. Le salarié qui prépare des colis gagne chez nous 2050 € brut sur 13 mois. C’est plus que ce qu’il toucherait pour le même emploi dans les autres entreprises de notre bassin économique. Et en plus pour 32 heures hebdomadaires…
Comment arrivez-vous à être rentable ?
C’est là que la confiance intervient. Ma conception de l’entreprise libérée s’appuie sur cette notion de confiance, qui permet l’autonomisation et la responsabilité des équipes. Le maître mot, c’est celui de confiance. Si la confiance est présente dans l’entreprise, nous pouvons tout faire. La confiance est un préalable. Elle pose le cadre.
Quand une personne a confiance, se sent considérée, a les conditions de vie qui lui conviennent en termes d’horaires de travail et de salaire, elle est vraiment à fond dans son job. Et elle ne le fait pas exprès ! Elle le fait naturellement. Le salarié produit plus que ce qu’il faisait auparavant sur 35 heures pour un SMIC. Un salarié chez LDLC aujourd’hui compense ses heures de travail effectif en moins par davantage de productivité. Il est également moins absent. Et puis comme le salarié est plus investi, comme la confiance est établie, je n’ai plus besoin de le contrôler comme avant. J’ai donc besoin de moins de managers. J’économise leurs salaires, qui plus importants. Bref, ce que l’entreprise semble perdre d’un côté, elle le gagne largement de l’autre.
Pourquoi avoir lancé la semaine des 4 jours et « libéré l’entreprise » alors que l’entreprise se portait bien ? Rien ne vous y contraignait.
C’est un propos que j’entendais souvent dans l’entreprise. J’ai été dans le sens de l’entreprise libérée parce que j’entendais que des salariés venaient travailler dans mon entreprise simplement pour le salaire. Je ne peux pas entendre cela. Pour moi, se sentir bien dans son job, c’est le minimum. Souvent, on m’interpelle sur le fait que je suis contre le 100 % télétravail, même sur des postes isolés qui pourraient le faire. J’explique alors que pour moi, le lien social est essentiel dans l’entreprise. Il n’y a jamais de réunion avec moi sur teams. J’ai besoin du côté humain. L’entreprise est un lieu où la qualité des relations humaines est fondamentale et cela se travaille.
Crédit Photos : Véronique Vedrenne