Michelin a annoncé mettre en place un salaire « décent » pour les 132 000 salariés du groupe. Une belle opération de communication pour une initiative louable, mais peut-on réellement fixer le montant d’un salaire « décent » ? Et à combien ce montant tombe-t-il dans l’indécence ?
Le 17 avril dernier, le géant mondial des pneumatiques a annoncé vouloir assurer une rémunération « décente » dans tous les pays où il opère. Cette initiative coïncide avec l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2024, de la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui impose aux entreprises de respecter des normes de reporting standardisées en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG), notamment les ESRS (European Sustainability Reporting Standards), qui concernent le reporting social des entreprises à l’échelle européenne.
Dans un contexte inflationniste, proposer un salaire « décent » révèle une chose qui ne surprendra personne. En premier lieu ceux qui le perçoivent : le SMIC aujourd’hui ne constitue pas ou plus un salaire permettant de vivre correctement. Selon l’article L.3231-2 du Code du travail, le SMIC est destiné à « assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles la garantie de leur pouvoir d’achat et une participation au développement économique de la nation ». Or, depuis des années, ce n’est plus le cas. L’État cherche à compenser ce manque par des dispositifs de primes et d’allocations, mais cette stratégie de compensation menée au nom du pouvoir d’achat atteint vite ses limites. Un salaire décent pour un travail décent, voilà le combat !
Oui, mais concrètement, « décent », qu’est-ce que ça veut dire ? Le salaire « décent » doit permettre « à chaque salarié de subvenir aux besoins essentiels de sa famille (alimentation, logement, transport, éducation des enfants, frais de santé…), mais également de constituer une épargne de précaution et d’acquérir des biens de consommation », lit-on dans le communiqué de presse de Michelin. Pour être encore plus concret, le nouveau salaire « décent » de Michelin représente ainsi 39 638 € par an brut à Paris ou 25 356 € à Clermont-Ferrand, où se situe le siège du groupe.
Cette réponse est à demi satisfaisante. Il est difficile de donner précisément le montant d’un salaire « décent ». Inversement, à quel moment un salaire devient-il « indécent » ? Difficile de régler le curseur. L’écrivain, essayiste et journaliste britannique George Orwell, dans Le lion et la licorne, publié en 1941, élargit la question et la pose en termes de rapport : « Il est vain de souhaiter, dans l’état actuel de l’évolution du monde, que tous les êtres humains possèdent un revenu strictement identique. Il a été maintes fois démontré que, en l’absence de compensation financière, rien n’incite les gens à entreprendre certaines tâches. Mais il n’est pas nécessaire que cette compensation soit très importante. Dans la pratique, il sera impossible d’appliquer une limitation des gains aussi stricte que celle que j’évoquais. Il y aura toujours des cas d’espèce et des possibilités de tricher. Mais il n’y a aucune raison pour qu’un rapport de un à dix ne représente pas l’amplitude maximum admise. Et à l’intérieur de ces limites, un certain sentiment d’égalité est possible. Un homme qui gagne trois livres par semaines et celui qui en perçoit mille cinq cents par an peuvent avoir l’impression d’être des créatures assez semblables, ce qui est inenvisageable si l’on prend le duc de Westminster et un clochard de l’Embankment ».
Société décente
Pour avoir le sentiment de faire partie d’une même humanité, il faut rompre avec l’individualisme exacerbé, le culte de l’égoïsme et la loi de l’hyper-concurrence qui régissent notre système économique et qui creusent les inégalités à un niveau sans pareil. L’indécence naît non pas de l’inégalité, mais de son accroissement qui jette un fossé entre ultrariches et gens du commun. C’est pour ces raisons qu’il faut œuvrer aux conditions d’édification d’une « société décente », c’est-à-dire une société dans laquelle chacun a la possibilité de vivre honnêtement d’une activité qui a du sens et où « nul citoyen n’est assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre », comme écrivait Rousseau dans le Contrat social.
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