Au XVIIIe siècle, l’Angleterre connut une série d’émeutes frumentaires, nées du mécontentement des classes populaires face à la hausse des prix des céréales. Cet événement fut pour l’historien Edward Palmer Thompson un objet d’analyse. Dans son essai The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century, Thompson introduit le concept d’économie morale qui ouvre une nouvelle interprétation de ces événements insurrectionnels.
Selon Thompson, les foules n’agissaient pas par pur égoïsme économique lors de ces événements, mais étaient animées par une conception légitime, profondément ancrée, de ce qui constitue un ordre social équitable. Cette « économie morale » englobait un corpus de normes et d’obligations mutuelles régissant la production et la distribution des denrées de première nécessité. Les populations estimaient ainsi avoir le droit légitime d’accéder à des biens essentiels à des prix raisonnables, tandis que les négociants se devaient de pratiquer une tarification juste et modérée.
Thompson souligne que cette vision était partagée par de larges pans de la société anglaise, y compris certaines élites. En période de pénurie ou de hausses spéculatives, les foules n’hésitaient pas à s’insurger contre les commerçants jugés indélicats, allant jusqu’à braver l’ordre établi. Loin d’être des actes de pure criminalité émanant de la « racaille », ces émeutes visaient à rétablir un équilibre perçu comme moral et traditionnel.
Cette conception résolument novatrice remettait en cause les thèses dominantes de l’époque qui, façonnées par le prisme libéral naissant, dénonçaient ces mouvements populaires comme des archaïsmes nuisibles entravant la marche du progrès économique. Pour Thompson, il ne s’agissait nullement d’un rejet viscéral des mécanismes du marché, mais bien d’une défense passionnée d’une économie morale multiséculaire malmenée par l’essor du capitalisme.
Au-delà de ce cas d’étude particulier, la notion d’économie morale revêt une portée conceptuelle plus large. Elle invite à reconsidérer les événements historiques non par le seul prisme économique moderne, mais à la lumière du système de valeurs intrinsèques des acteurs de l’époque. Cette approche permet d’appréhender les soulèvements populaires comme l’expression d’une quête de justice sociale plutôt que comme de simples éruptions de violence irrationnelle.
En réhabilitant la dimension morale des revendications populaires, E.P. Thompson a ouvert la voie à une compréhension renouvelée des rapports sociaux. Une invitation à cultiver la pensée critique vis-à-vis de certains récits dominants et à développer l’empathie et la tolérance envers d’autres visions du monde divergentes qui ont jalonné le cours de l’Histoire.
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