Entreprendre de faire revivre une maison de haute parfumerie indépendante artisanale et familiale, c’est le pari de Michel Gutsatz qui, à la soixantaine, a troqué son costume de maître de conférences en économie et de Doyen de la Faculté de Marseille-Aix en Provence pour celui de chef d’entreprise. Fondé en 1975 par Yuri Gutsatz, émigré russe dans les années 20, père fondateur la « parfumerie de niche », le Jardin Retrouvé était en jachère. Quand il disparaît en 2005, la maison sommeille pendant dix ans. En 2015, son fils décide de reprendre le flambeau. Avec sa femme Clara, ils réinventent avec audace cette marque qui porte si bien son nom.
Citron Boboli, Jasmin Majorelle, Sandalwood sacré, Rose Trocadéro… Après l’agression des CO2, les narines sont euphorisées. Au fond d’une cour, rue Montmartre à Paris, l’artiste multimédia Clara Feder vous propose « une immersion dans les secrets du parfum ». Dans le laboratoire, où une quantité confidentielle de fragrances est encore produite, elle vous propose de deviner les ingrédients qui composent un parfum. Dans la Salle d’Expérience, lieu onirique, vous découvrez onze parfums de manière multi sensorielle avec écrans vidéo, sons, musique pour « faire se rencontrer l’art et la découverte de soi et révéler vos émotions olfactives les plus profondes ». En plein cœur d’un Paris nerveux, le lâcher-prise fonctionne. Apaisement et images de nature. La bougie Cuir de Russie m’enivre. Difficile de repartir. Soudain, une sonnerie de téléphone. Michel Gutsatz est en train de parler argent. « C’est poétique et magique, mais il y a aussi la réalité économique, il faut gérer et trouver des investisseurs, c’est une gageure permanente ».
Un an de préparation
Le professeur de marketing reconnaît qu’il a dû tout réapprendre et vérifie tous les jours ce qu’il disait dans l’amphithéâtre. « Le développement d’une marque, cela prend du temps ». Avec Clara, ils ont marié leurs compétences, lui l’économiste, elle l’artiste écrivain, férue de psychologie et de développement personnel. Un jour, Arlette, la maman de Michel, lui ouvre les archives du Jardin Retrouvé, elle comprend qu’au-delà d’une histoire familiale très riche, il y a une cohérence à transformer cette marque abandonnée en projet d’entreprise. Peu de temps après, Michel perd ses parents et ses frères. Que faire de ce talent en héritage ? A la retraite, il veut donner un nouveau sens à sa vie. Ayant l’expérience des marques, tant par l’enseignement que par le conseil, il veut faire fructifier ce que ses amis appellent « l’or et la belle histoire ».
Les premiers temps sont rudes. Nettoyage et réenregistrement des formules de parfum, mise aux normes européennes, recherche d’ingrédients (sourcing), sélection d’un embouteilleur, lancement d’une production. Un an à tout préparer. Comme un heureux présage, il retrouve Maxence Moutte, célèbre parfumeur, grand admirateur de son père. Pas question de « reformuler » (ajout de molécules) pour faire « le parfum de tout le monde ».
Signature familiale
Parmi les quelque 2000 formules originales laissées par Yuri, sept sont sélectionnées, retravaillées par le parfumeur susnommé et rééditées. Trois nouvelles créations, inspirées elles aussi des archives de la maison, les rejoignent en 2018. Ne pas céder à la facilité. Rester fidèle à la signature familiale tout en s’inscrivant dans la modernité, tel est le défi à relever. Embouteillage près de Chartres, bougies à Limoges, packaging en Italie, l’entreprise produit en France à 80 % et se veut Européenne. Mais elle évolue dans la mondialisation. Des ingrédients comme le Jasmin ou la Rose se trouvent en Inde ou en Bulgarie. Visionnaire, le couple commence par miser sur le « on line » et Internet. Or, le « direct consummers » a ses limites. La vente physique n’est pas à négliger. Désormais, sur le marché américain, en plus des gros opérateurs sur la toile, des accords sont signés avec des boutiques « downtown » qui, en pleine « retail apocalypse » ont fui les centres commerciaux (malls).
En Chine, un accord est signé avec un partenaire distributeur. C’est à cette occasion qu’ils découvrent la vogue du « retailnment », ces lieux de vente très prisés des « millenials » où l’on vient se distraire (performance, exposition, spectacles). La banalisation du clic digital met à l’honneur les lieux uniques. Ils s’en inspirent pour leur concept de magasin physique qui valorise l’expérience immatérielle autant que le produit. Autant de découvertes qui n’étaient pas dans le business plan de départ. « Les connaissances ne suffisent pas, ce que l’on apprend le plus c’est l’agilité, mais à condition d’avoir une vraie vision ».
Gratifiant, mais difficile
Ce sentiment de vivre une aventure passionnante s’accompagne de ce qu’il qualifie d’un « ascétisme », proche de l’obsession. « Pour tendre à la perfection, il ne faut plus vivre que pour cela ». L’échange prend fin. Avant de faire passer un entretien professionnel, il confie « Mon grand défi est d’intégrer des talents, dans les nouveaux métiers de l’E Commerce et du marketing digital, on n’a pas droit à l’erreur ». Mère de famille, Clara fait une analogie « Entreprendre c’est comme élever des enfants, il ne faut pas s’attendre à, ce qu’ils soient reconnaissants avant un certain âge. C’est gratifiant, mais c’est difficile. A l’image de la vie, on croit que l’on sait, mais l’on ne sait pas, on apprend ».