« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », aurait dit Bossuet. C’est la réflexion qui nous vient quand on écoute les réactions de nombreux entrepreneurs face au retournement du marché du travail et la pénurie de main-d’œuvre qui touche de nombreux secteurs.
Nombreux sont les employeurs qui déplorent le fait que « les Français ne veulent plus bosser », en particulier après la crise du COVID. C’est la fin de « la valeur travail », titrent les médias. L’heure est à la désolation. C’était mieux avant.
Ce sentiment relayé par les médias est compréhensible. Il mérite que nous nous y intéressions.
D’abord penchons-nous sur cette fameuse « valeur travail » dont on nous rebat les oreilles. A entendre ceux qui la brandissent, il s’agirait d’une valeur morale. Cela semble étrange quand on sait que le sens premier du mot « travail », en français, renvoie à la douleur, à la fatigue. Et puis comme le fait remarquer André Comte Sponville dans ses conférences, les valeurs ont pour caractéristiques de ne pas avoir de prix. L’amour par exemple n’a pas de prix. L’honnêteté non plus. « Tout travail mérite salaire », dit l’adage. La preuve que le travail n’est pas une valeur, c’est qu’il s’échange contre un salaire. Il a donc un prix. Si le travail était une valeur, il n’aurait pas à être rémunéré, ce qui arrangerait bien des dirigeants. Parler de « valeur travail », c’est donc essayer de culpabiliser ceux qui ne travaillent pas ou ceux pour qui le travail n’est pas central dans leur existence.
Car nous sommes de moins en moins nombreux à considérer le travail comme une fin en soi. L’épisode du confinement a été pour beaucoup une révélation. Mais plus généralement, les jeunes générations qui ont vu leurs parents perdre leur vie à la gagner ne sont pas chaudes pour les imiter. Ils ne sont pas prêts à consentir aux mêmes sacrifices. Pour faire carrière jadis, il fallait en baver pendant quelques années pour grimper dans la hiérarchie et occuper un jour le poste convoité. Sans garantie cependant. Aujourd’hui patienter trois ans pour obtenir la promotion tant espérée relève de l’exception. Les salariés se donnent deux ou trois mois pour évaluer si l’entreprise qui les a recrutés vaut la peine qu’on y reste.
Partant de ce constat, deux choix s’offrent alors aux dirigeants.
La première consiste à déplorer cette évolution, voire la refuser. Ceux qui se mettent en retrait du travail sont dans le faux, voire dans la faute, et il importe de ne pas cautionner leur fainéantise. Le problème avec cette attitude, c’est qu’on ne voit pas comment elle pourrait permettre aux dirigeants de régler leur problème de pénurie de main-d’œuvre. Cet entêtement ne mène à rien. Il est stérile ou destructeur.
Car quand un individu — fut-il dirigeant — engage un combat contre le réel, c’est toujours le réel qui l’emporte. « Le réel, c’est quand on se cogne », répétait Lacan. Et souvent ça fait mal. Don Quichotte était un idéaliste ; il se battait contre des moulins en portant haut les valeurs de la chevalerie. Il n’a pas changé le monde qui l’entourait, mais il s’est régulièrement trouvé en fâcheuse posture. Méditons son exemple.
Le second choix qui s’offre aux dirigeants est donc de prendre acte de l’évolution des mentalités, d’accepter que le monde d’aujourd’hui ne soit plus celui d’hier. Cela peut dans un premier temps effrayer et déstabiliser, mais cette nouvelle posture est la seule à pouvoir déboucher sur des solutions. Les candidats veulent du sens, du confort, du temps pour eux. Efforçons-nous bon gré mal gré de mettre l’entreprise au diapason de ces nouvelles exigences.
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