Citoyen belge résidant à Chiang Mai, en Thaïlande, Michel Bauwens est informaticien et théoricien du pair à pair (P2P). Avec Vasilis Kostakis, professeur en économie politique et technologie, il signe un manifeste pour une véritable économie collaborative et une société des communs.
Dans vos travaux, vous évoquez la nécessité de changer de modèle économique. En quoi le pair à pair annonce un changement de paradigme ?
Michel Bauwens : Le capitalisme traverse une crise systémique et multidimensionnelle, dont les aspects sociaux (l’inégalité croissante) mettent en danger la stabilité politique, et dont la dimension écologique met en péril l’équilibre même des processus naturels de la planète. Or on ne peut résoudre les problèmes du capitalisme avec des solutions qui répondent à la même logique. Il faut expérimenter d’autres patterns. A partir XIIIe siècle, de nombreux changements ont eu lieu. Comme le montre Jacques Le Goff, l’Eglise invente le purgatoire, lieu qui permet de racheter ses péchés. Le commerce de l’argent était interdit chez les catholiques, mais avec cette invention, ceux-ci vont pouvoir tout de même s’y adonner tout en ayant la possibilité plus tard d’être absous. A la Renaissance, Luca Pacioli invente la comptabilité moderne et Gutenberg l’imprimerie. Tout cela permet de créer un sous-système de l’économie qui fait que les marchands italiens au XVe siècle ne fonctionnent plus selon les règles du modèle féodal.
Aujourd’hui, avec la crise du capitalisme, des femmes et des hommes sortent des cadres existants. Des travailleurs et citoyens prennent l’initiative d’user de ces nouvelles ressources pour se connecter, s’auto-organiser et mutualiser les ressources productives nécessaires à une nouvelle logique de production et de distribution caractérisée par ces trois adjectifs : libre, solidaire et durable.
Nous vivons une époque assez similaire. L’invention du web a démocratisé l’accès aux réseaux et a permis le développement de capacités humaines et techniques généralisant la forme relationnelle du pair à pair. Aujourd’hui, avec la crise du capitalisme, des femmes et des hommes sortent des cadres existants. Des travailleurs et citoyens prennent l’initiative d’user de ces nouvelles ressources pour se connecter, s’auto-organiser et mutualiser les ressources productives nécessaires à une nouvelle logique de production et de distribution caractérisée par ces trois adjectifs : libre, solidaire et durable. C’est un changement de paradigme.
Où en sommes-nous aujourd’hui avec les communs ?
M. B. : Ils se développent rapidement. A Gand en Belgique, on est passé de 50 initiatives de communs urbains à 500 en dix ans. Par exemple un service mutualisé de partage de voitures (103 voitures pour 1300 usagers), autogéré par les usagers, permet de lutter contre la pollution et de désengorger le trafic de la ville. Ce service constitue un commun matériel. Il n’est pas un service public, car l’Etat sous toutes ses formes reste extérieur. En Isère, l’Atelier paysan s’est donné pour mission de développer et diffuser la pratique de l’autoconstruction de matériel agricole. Cette coopérative accompagne les agriculteurs dans la conception et la fabrication de machines et de bâtiments adaptés à une agroécologie paysanne. En remobilisant les producteurs sur les choix techniques autour de l’outil de travail des fermes, ceux-ci retrouvent collectivement une souveraineté technique, une autonomie par la réappropriation des savoirs et des savoir-faire.
Nous entendons davantage parler des communs immatériels, comme l’open source, la blockchain, le bitcoin…
M. B. : Leurs modes de fonctionnement interdisent à un acteur de dominer le marché car tous les participants y sont soumis aux règles de l’écosystème. Le bitcoin – quoi qu’on en pense par ailleurs car sa conception même pose de grands problèmes énergétiques et sociaux – constitue la première monnaie post-souverainiste. Il échappe aux Etats. L’open source permet également de se libérer des licences d’utilisation de sociétés privées. Des géants du secteur comme IBM assoient certaines de leurs stratégies techniques et commerciales sur cette approche open source.
Grâce à l’open source, IBM a par exemple baissé de 90 % ses coûts dans la conception de logiciel et réinjecte 10 % de ses bénéfices dans le système Linux. Bref, nous voyons donc émerger un capitalisme qui a besoin des communs et qui les stimule. Facebook n’est pas un commun au sens strict du terme, mais Facebook n’est rien sans des individus qui interagissent, coopèrent. Dans une perspective post-capitaliste, les communs deviennent le centre et le marché la périphérie. A terme, nous pourrions en arriver à un point où le rapport de force soit inversé : les communs et ses forces sociales deviendraient la force dominante dans la société, ce qui leur permettrait d’obliger l’Etat et le marché à s’adapter à leurs propres exigences. Nous aboutirions à un monde divisé en trois sphères : une sphère productive et civique, car engagée dans les communs, une sphère marchande et éthique et enfin une sphère étatique, facilitatrice.
Votre manifeste entend promouvoir une « véritable » économie collaborative. Quelles sont ses caractéristiques et quelles sont celles de l’économie collaborative dévoyée, inauthentique, factice ?
M. B. : Les entrepreneurs extractifs cherchent à maximiser leur profit et n’investissent pas ou pas suffisamment dans l’entretien des capacités productives. Facebook ne partage pas ses profits avec les communautés co-créatrices dont ils dépendent pour la création de la valeur. Uber met en concurrence les chauffeurs. Pour trouver un client, ceux-ci doivent tourner en rond, ce qui génère plus de trafic routier. De même, les chauffeurs sont payés quand ils prennent en charge un client, pas quand ils attendent. Il n’y a aucune mutualisation. Uber et AirBnB exercent un droit de péage sur les échanges, mais ne contribuent aucunement à la création d’infrastructures de transport ou d’hébergement. S’ils développent des services utiles et les rendent plus accessibles, ils le font sous un mode extractif, en ne participant pas à la mise en place de nouvelles infrastructures.
Cela leur donne un avantage concurrentiel sur d’autres acteurs établis (hôteliers, taxis) qui, eux, doivent engager des investissements pour de nouvelles infrastructures.
M. B. : Ces entreprises sont des « captalistes » : ils captent la valeur. A l’opposé, les entrepreneurs génératifs créent de la valeur ajoutée autour des communautés. Pour comprendre la différence entre l’extraction et la génération, on peut prendre l’exemple des systèmes agricoles. L’agriculture industrielle appauvrit et altère les sols (modèle extractif) ; la permaculture les enrichit et assainit (modèle génératif). Les entrepreneurs génératifs cherchent à créer de la rémunération, de la rétribution autour de choses qui ont du sens. Nous sommes optimistes, car les jeunes générations ont un désir de sens dans leurs engagements et dans leur travail que le régime actuel peut difficilement satisfaire. De même, la précarisation du travail causée par le néolibéralisme suscite une recherche d’alternatives ; l’attractivité culturelle de l’auto-organisation via le P2P est un facteur de croissance des réseaux et des communautés axées sur les communs. Je fais moi-même partie de la mutuelle de travail SMART, qui crée des mécanismes de solidarité et de la sécurité sociale pour les travailleurs autonomes.
Votre propos ne se revendique pas anticapitaliste.
M. B. : Capitalistes et anticapitalistes partagent la même logique. La gauche est devenue hypercritique, mais reste dans le paradigme du capitalisme et dans la dépendance vis-à-vis de la lutte. Les anticapitalistes entendent prendre le pouvoir politique pour faire changer les choses. Mais l’Histoire montre que les révolutions politiques n’ont généralement jamais causé ni précédé des reconfigurations profondes du pouvoir social ; elles les ont parachevées.
Nous ne sommes donc pas dans l’opposition frontale, mais dans la reconstruction. Nous recherchons des formes marchandes qui respectent le modèle des communs. Le marché passerait ainsi d’une logique extractive à une logique générative.
Les révolutions résultent ainsi du refus des élites de laisser place aux changements systémiques nécessaires. Nous nous situons dans une logique autre. Nous aspirons à construire une économie post-capitaliste et nous nous efforçons en premier lieu de changer les choses, d’expérimenter, d’imaginer une économie préfigurative centrée sur les communs au sein même du capitalisme actuel. Nous ne sommes donc pas dans l’opposition frontale, mais dans la reconstruction. Nous recherchons des formes marchandes qui respectent le modèle des communs. Le marché passerait ainsi d’une logique extractive à une logique générative. Les commoners doivent mettre en place des coalitions entrepreneuriales qui créent des marchés et services pour pouvoir continuer la construction des communs. Quant à l’Etat, il est le garant des droits civiques, mais aussi de l’équipotentialité contributive de tous les citoyens. Il peut financer un projet, fixer des objectifs incluant des critères tout en laissant s’exprimer l’initiative individuelle et collective.