Je n’aime pas les gens ; Ça m’a été difficile de l’admettre mais il m’a bien fallu me rendre à l’évidence : je n’aime pas les gens. Du moins pas d’emblée. Pas quand je les croise dans la rue ; pas quand je suis pressé au milieu d’eux dans le métro ou que je circule au milieu d’eux en voiture. Surtout pas quand je les vois en foule, qui crient, qui protestent. Sans doute un peu parce qu’ils me font peur, que je les crois capables de faire n’importe quoi.
C’est une drôle de chose, pour quelqu’un dont c’est le métier d’accompagner les gens. Je dirais même dont c’est le métier d’aimer les gens ; puisqu’en effet, sans relation, rien n’est possible. Je n’ai même que ça à offrir et je ne suis pas loin de penser que quiconque qui offre ses services à autrui, de façon onéreuse ou gratuite, offre d’abord et avant tout une relation. Et donc une forme d’amour. Sans doute pas le grand amour et encore moins un amour inconditionnel, mais une forme d’amour pour au moins une petite partie de celui à qui on s’adresse.
Or, a priori, je n’ai rien de cela.
Alors, évidemment, ce qui me sauve, c’est quand la rencontre – ou disons une rencontre – est possible. Une rencontre, c’est – au pied de la lettre – un mouvement de l’un vers l’autre. Je vais vers l’autre et je me montre à lui ; l’autre vient vers moi et se montre à moi. Et même s’il ne montre qu’un tout petit bout de lui, alors ça me donne un bout à aimer. Une possibilité d’amour qui, bien entendu, ne se concrétise pas toujours mais qui existe malgré tout. Une possibilité que je peux nourrir à mon tour en me montrant à lui, même un peu, même un tout petit peu.
Avant la rencontre, je n’aime pas les gens et j’aime encore moins ceux qui disent qu’ils aiment les gens. Comme ça, a priori, de façon générale. D’abord parce que je n’aime pas les généralités. Ensuite parce qu’ils ont l’air de me donner une leçon ; surtout parce qu’en général, les gens qui aiment tout le monde n’aiment pas les gens qui n’aiment pas tout le monde. Encore moins les gens qui disent ne pas aimer les gens, même si ce n’est qu’a priori. Ou justement parce que c’est a priori parce qu’il ne faut pas avoir d’a priori.
Comme si ceux qui me donnent des leçons n’avaient pas d’a priori ; comme s’ils n’interprétaient pas mes antipathies d’une façon ou d’une autre ; comme une détestation à l’égard de telle ou telle catégorie de personnes. Ils se trompent, mes antipathies sont plus générales encore et vont à toute l’humanité. Sauf à celle qui m’offre la possibilité d’une rencontre, toutes couleurs et toutes religions confondues. Mon cœur est un glaçon sensible à la moindre chaleur.
Mais, surtout, ce qui me déplaît chez ceux-là qui aiment tout le monde et m’intiment parfois à faire de même, c’est que leur amour est solitaire. Ils décident sans l’autre qu’ils l’aiment. Leur amour même n’a que faire de l’autre, de ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de l’existence ou non de son amour à lui. Ce en quoi cet amour est violence qui décident unilatéralement un rapport à l’autre, sans l’autre.
Je rêve quant à moi d’une fraternité où l’on n’aurait pas besoin d’aimer l’autre pour vivre à ses côtés ; et peut-être qu’on pourrait l’aimer à un moment ou à un autre ou peut-être que non. Peut-être parce que je crois qu’aimer tout le monde, c’est n’aimer personne ; que je crois qu’il est préférable d’accepter de vivre avec qui l’on aime pas (ou pas encore) que de prétendre faussement aimer tout le monde et, finalement, ne pas vivre ensemble. Je rêve d’un monde où l’on saurait s’aimer ou se détester sans en faire toute une histoire.
Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/