La science avance par révolutions successives. Ces révolutions constituent des moments critiques au sens où ces changements de paradigmes transforment radicalement nos représentations du monde, et donc le monde lui-même.
« Voyez-vous mon cher, nous n’assistons pas à une simple crise, mais à un véritable changement de paradigme ». Il y a quelques années, en utilisant ce mot « paradigme » dans les dîners en ville, vous faisiez montre ipso facto de votre profonde connaissance du sujet évoqué et de votre incontestable intelligence. Pratique ! C’est donc tout naturellement que le mot s’est invité parmi les éléments de langage des politiciens et les « buzz words » chers aux journalistes. Mais d’où vient ce mot ?
Ce concept est au cœur du livre La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, historien des sciences. C’est un ouvrage qui m’a profondément marqué quand j’étais étudiant et qui éclaire le merveilleux Du monde clos à l’univers infini d’Alexandre Koyré. Publié en 1962, La structure des révolutions scientifiques bouleverse la façon dont on concevait l’histoire des sciences. Pour Kuhn, l’histoire des sciences n’est pas linéaire ; le progrès scientifique ne s’obtient pas par simple accumulation d’observations, de savoirs, de découvertes. L’histoire des sciences est en effet traversée par des crises profondes qui remettent en cause le fondement des disciplines scientifiques. Après une période de « science normale » se produit une « révolution scientifique » qui vient jeter les bases d’une nouvelle période de « science normale ».
Pour Thomas Kuhn, un paradigme constitue un ensemble de croyances, de valeurs, de techniques, de pratiques et d’intérêts partagés par une communauté scientifique donnée à une période de science normale donnée. Le paradigme fournit un cadre commun sur lequel tous les scientifiques s’entendent. Les problèmes qui se posent doivent être résolus au sein de ce cadre. « Les paradigmes fournissent le modèle de problèmes et de solutions qui peut être utilisé pour construire de nouveaux résultats scientifiques », écrit Kuhn.
Effets collatéraux
Mais parfois, le cadre craque. Les observations et les faits ne trouvent pas d’explication à l’aide des théories en vigueur. Ou alors une nouvelle théorie émerge, rendant compte plus finement et largement des phénomènes étudiés et balayant l’ancienne conception ou la relayant aux marges. Ces changements de paradigmes remettent radicalement en cause la manière dont les scientifiques envisagent leur discipline et ses objets… et par extension notre représentation du monde. La révolution copernicienne, opérant le passage d’un modèle géocentrique à un modèle héliocentrique, illustre parfaitement ce changement de perspective. Dans un ouvrage ultérieur, La tension essentielle, Thomas Kuhn ira jusqu’à affirmer que « les découvertes scientifiques les plus importantes sont souvent celles que les scientifiques n’ont pas cherché à faire ».
Les découvertes ont parfois des effets collatéraux dévastateurs qui redonnent aux disciplines un nouveau souffle et un nouvel horizon.
On a pu reprocher à Thomas Kuhn son manque d’élaboration conceptuelle, ou le fait qu’il puise essentiellement les exemples de sa théorie dans la révolution copernicienne ou celle de la chimie au XVIIIème siècle. Kuhn montre néanmoins que la science n’est pas aussi « neutre » qu’on l’entend. Elle est d’abord un phénomène social déterminé par des structures de pouvoir et de savoir, pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault, sur lequel les travaux de Kuhn ont exercé une vive influence.
Tous les problèmes se posent dans un cadre donné ; quand certains problèmes ne trouvent pas de résolution, c’est qu’il faut changer de cadre. De là à lorgner du côté de la science économique, science sociale par excellence, et oser un parallèle, il n’y a qu’un pas…
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