La crise de la Covid qui a débuté en France en février dernier a constitué un choc violent et profond. Elle constitue ce que le psychologue des organisations Karl Weick appelle un épisode cosmologique, c’est-à-dire un événement tellement surprenant et tellement profond qu’il remet en cause notre identité même. Alors que la crise se poursuit, l’incertitude demeure telle que les organisations peinent encore à donner un sens à ce qui se passe et surtout à se projeter dans l’avenir. Elles ressentent confusément que beaucoup de choses ne seront plus comme avant, mais comme elles ne peuvent mettre des mots précis sur ce que cela pourrait vouloir dire, elles avancent sans rien changer, en espérant que cette crise sera bientôt derrière elles et que la vie pourra reprendre comme si rien ne s’était passé.
C’est une grave illusion, car elles repartent ainsi sur des bases fragiles qui ne tarderont pas montrer leurs limites, notamment dans leur capacité à mobiliser un collectif, qui est l’objet premier d’une organisation. Alors, repartir, mais sur quoi ?
Le 18 juin 1815, la défaite de Waterloo marque la fin de l’épisode révolutionnaire ouvert 25 ans plus tôt en 1789. Avec Louis XVIII c’est le retour de la royauté et de la noblesse, celle qui n’a rien compris et rien appris de la révolution. L’espoir, c’est la restauration. Comme son nom l’indique, il s’agit de restaurer le régime tel qu’il était avant la révolution, et donc d’effacer tout ce qui s’est passé depuis 25 ans, comme si rien ne s’était passé. Le nouveau régime s’apercevra rapidement que cela n’est pas possible. Si les Français ont pu être éprouvés par les excès révolutionnaires et napoléoniens, et aspirent à une période plus calme, trop de choses ont été acquises pour revenir en arrière. La personne du roi n’est plus intouchable, et le régime de droit divin est devenu inconcevable. Révolution impossible, restauration impensable, mais alors quoi ? La France mettra soixante ans, avec deux révolutions supplémentaires, une guerre perdue, une quasi-guerre civile et de nombreuses émeutes, pour trouver sur quoi se refonder, la république parlementaire au travers d’un long tâtonnement.
Après la Covid : Révolution impossible, restauration impensable
Toute proportion gardée, nous vivons la même situation aujourd’hui. La période du premier confinement avec la crise massive et soudaine était exceptionnelle. Les réactions l’étaient tout autant. Soudainement, des impossibles sont devenus possibles, ou vice versa. Pour prendre un exemple entre mille, le télétravail, que beaucoup jugeaient infaisable dans leur organisation encore quelques jours avant le confinement, est devenu indispensable quelques jours après.
La violence du choc, le fait que durant quelques semaines le système national et international ait semblé près de s’effondrer, a donné à certains l’espoir que la crise serait l’occasion de bâtir « le monde d’après ». Les collapsologues triomphaient. Tous ceux qui avaient une idéologie à vendre se répandaient en discours montrant que la crise « prouvait bien que… » La révolution semblait à portée de main tant le système semblait à bout de souffle, mais celui-ci n’a pas sombré, tant s’en faut. Les pénuries annoncées n’ont pas eu lieu. Malgré un choc historiquement considérable, les rayons sont restés pleins. Mais surtout, il s’est avéré que bien peu de gens souhaitaient vraiment un « monde d’après ». Après quelques semaines où se sont succédées les tribunes dans les journaux en vue, le « monde d’après » s’est fait plus rare tandis que la majorité des gens se concentrait sur le monde de maintenant.
Puis est arrivée la fin du confinement au printemps, et avec lui et l’espoir d’une sortie de la pandémie. A la fin août, au retour des vacances, le message était très clair dans la plupart des entreprises : retour au bureau, et donc à la normale. Fin de la récréation. Et pourtant ce retour au monde d’avant est impossible. Comme pour la Révolution française, trop de choses se sont passées, fortes, intenses et nouvelles, pour l’espérer. Les salariés ont goûté à une nouvelle façon de travailler et, s’ils sont parfois ambigus quant à leurs souhaits, conscients des avantages comme des inconvénients du télétravail, ils ne pourront plus s’en passer. Ce qui est vrai pour le télétravail est également vrai pour d’autres choses, au niveau individuel, collectif, mais aussi sociétal. Autrement dit, avec la crise, de nouveaux modèles mentaux sont apparus, et ils ne retourneront pas sagement dans le chapeau du magicien.
Sur quoi repartir ? Sur les modèles mentaux
Et donc on se trouve dans une situation difficile : la restauration est impensable ; il n’y aura pas de retour au « monde d’avant », mais la révolution est impossible aussi ; le « monde d’après » est une illusion. Personne ne le veut vraiment. Alors que faire et sur quoi réatterrir ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler que, comme le montrait Yuval Harari dans son ouvrage Sapiens, un collectif (groupe, organisation, société) est défini par des mythes, c’est-à-dire des croyances ou modèles mentaux partagés par les membres du collectif. Toute organisation peut être définie par un petit nombre de modèles mentaux fondateurs, souvent inconscients pour ses membres. En cas de crise violente, ces modèles sont remis en question brutalement. À propos de ces épisodes, Weick écrit ainsi : « Un épisode cosmologique se produit lorsque les gens ressentent soudainement et profondément que l’univers n’est plus un système rationnel et ordonné. Ce qui rend un tel épisode si bouleversant, c’est que le sens de ce qui se passe et les moyens de reconstruire ce sens s’effondrent tous les deux. » Autrement dit, les modèles mentaux étant fragilisés, voire rendus obsolètes, le collectif qui reposait sur eux ne peut plus produire de sens, et ne peut donc plus exister. Ce sont les fondements des organisations qui sont remis en question, et donc l’existence même du collectif qu’elles incarnent. Il faut donc refonder celui-ci, et la seule façon de le faire consiste en un examen explicite et un ajustement de ces modèles mentaux.
Refonder le collectif : l’exemple du télétravail
Le télétravail offre un bon exemple de la façon dont les modèles mentaux peuvent être mobilisés pour refonder un collectif. Alors qu’il était resté longtemps marginal, il a permis de sauver les entreprises durant le confinement ; mais à la fin de l’été, la pression a été forte pour y mettre fin. Aujourd’hui dans beaucoup d’entreprises, la discussion sur le télétravail se ramène à une bataille sur les jours autorisés. Les salariés en demandent plus, tandis que les directions freinent des quatre fers. C’est une formidable occasion qui est gâchée, car derrière la question du télétravail se pose en réalité celle du travail : comment allons-nous travailler à l’heure de la visioconférence ? Au-delà, la question qui se pose est celle de la façon dont le collectif crée la valeur, au sens le plus large qu’on donne à ce terme. Le collectif n’existe que pour cela, c’est ce qui fait que ce que produit une organisation est plus que la simple somme de ce que ses membres pourraient produire seul. Comment donc s’organiser et comment travailler ensemble pour que cette valeur soit créée, compte tenu de ce que la technologie permet, mais aussi des contraintes (ex : sanitaires) et de ce que veulent les différentes parties prenantes à cette question (salariés, partenaires, management, etc.) ? Très vite, lorsqu’on commence à poser la question en ces termes, on voit qu’on touche à une question encore plus fondamentale, celle de la confiance. Pour faire simple, les managers n’aiment pas le télétravail parce qu’ils n’ont pas confiance en leurs collaborateurs et pensent que ces derniers vont se la couler douce.
De leur côté, les collaborateurs optant pour le télétravail craignent d’être pénalisés dans leur carrière. L’ombre d’un gros modèle mental qui se résume à « le télétravail c’est pour les tire-au-flanc » plane sur toute la réflexion sur cette question, mais personne n’ose le mettre sur la table. D’où le blocage : les collaborateurs poussent pour que le télétravail soit développé, mais pas trop parce que la crainte d’être mal vu reste forte, et le management freine des quatre fers malgré l’intérêt de la direction. Comme le modèle mental bloquant n’est pas exposé par les parties prenantes, tout le monde s’épuise sur des aspects périphériques. Au contraire, l’organisation qui aura le courage de poser la question en ces termes prendra une longueur d’avance sur la réinvention de son mode d’organisation, ce qui historiquement a toujours constitué une source d’avantage concurrentiel.
Il est donc essentiel que les directions générales comprennent que le choc que nous avons vécu et que nous continuons de vivre risque de disloquer le collectif et que la seule façon de le refonder passe par un examen explicite des modèles mentaux qui le fondent et l’identification de ceux qui sont devenus obsolètes. C’est vrai pour le travail comme pour de nombreuses autres questions tout aussi stratégiques.