Avoir un grand « pourquoi », une raison d’être noble et ambitieuse (purpose en anglais), c’est le secret des stratégies d’entreprises gagnantes. C’est en tout cas ce qu’explique Simon Sinek, auteur du best-seller Commencer par pourquoi. Selon lui, toutes les organisations savent ce qu’elles font, et la plupart savent également comment elles le font.
En revanche, très peu savent pourquoi elles font ce qu’elles font. Or seules celles qui ont un grand « pourquoi » peuvent vraiment réussir et la définition de ce « pourquoi » est donc un préalable à toute pensée stratégique ambitieuse. Ça paraît logique, c’est certainement séduisant, et c’est une croyance très répandue actuellement, voire une évidence pour beaucoup, mais c’est faux. Regardons… pourquoi.
L’exemple favori de Simon Sinek, c’est Apple. Il nous fait une longue démonstration pour nous expliquer que si on achète Apple, c’est parce que Steve Jobs a su nous convaincre de son « pourquoi ». Je n’en crois rien. Si on achète un iPhone, c’est parce qu’on pense que c’est un bon téléphone. Tout son « pourquoi » ne servirait à rien si Apple faisait de mauvais téléphones. D’ailleurs Apple fait un mauvais appareil de télévision et il ne se vend pas. En outre, les acheteurs d’iPhone seraient bien en peine d’expliquer le « pourquoi » d’Apple. La plupart s’en fichent éperdument. On peut essayer d’opposer Apple et son grand pourquoi (mais diable, lequel ?) et Samsung qui n’en aurait pas, ou Dell qui n’en a pas non plus et sert de contre exemple à Sinek.
Sauf que Samsung, c’est 300 millions de téléphones venus en 2019 et Dell, c’est 90 milliards de dollars de chiffre d’affaires ! Dell n’a jamais donné dans le mélodrame à la Apple, jamais de « pourquoi » sentimental et visionnaire. Ils fabriquent juste de bons ordinateurs pour pas trop chers : j’en ai eu plusieurs et j’en étais très satisfait. Alors oui, peut-être quelques firmes ont-elles un grand et vrai « pourquoi », mais beaucoup n’en ont pas du tout et ne s’en portent pas mal pour autant. Rappelons par ailleurs que Bill Hewlett et David Packard ont créé HP simplement parce qu’ils voulaient travailler ensemble, à la fin de leurs études. Il n’y avait aucun pourquoi. Juste l’envie de travailler ensemble à partir de ce qu’ils connaissaient (leur passion pour l’électronique, alors en pleine émergence).
Mais surtout la théorie entrepreneuriale de l’effectuation a depuis longtemps montré que la plupart des entreprises, grandes ou petites, ont commencé sans une idée très claire de ce qu’elles voulaient faire. Les entrepreneurs commencent avec qui ils sont, ce qu’ils savent et qui ils connaissent et imaginent ce qu’ils peuvent faire avec ça. Ils font avec ce qu’ils ont sous la main et construisent progressivement quelque chose. Ikea a commencé comme une simple épicerie ; ce n’est que dix ans après sa création que l’entreprise commencera à vendre des meubles et elle n’a jamais revendiqué de slogan grandiloquent ; elle s’est contentée de bien faire son travail (si on en juge par son succès). Autrement dit, à l’origine des plus grandes réussites entrepreneuriales ou industrielles se trouve très rarement un grand « pourquoi ». Celui-ci n’est donc pas nécessaire, même si certains fondateurs décident parfois d’en définir un. Le plus souvent cependant, ce « pourquoi », quand il existe, est soit une distraction, soit une construction rétrospective qui a peu à voir avec la réalité et encore moins avec les débuts. C’est une belle histoire que les entreprises se croient parfois obligées d’inventer, mais nous ne sommes pas obligés de les croire.
Le grand pourquoi, c’est vous
Mais la question du « pourquoi » se pose aussi, et peut-être surtout au niveau individuel, et l’ouvrage de Sinek est devenu une sorte de bible du développement personnel. Il m’arrive régulièrement de rencontrer des cadres ou des entrepreneurs qui m’expliquent qu’ils doivent trouver leur grand « pourquoi ». J’en reste toujours pantois. L’hypothèse, semble-t-il, est qu’il est nécessaire de justifier de son existence pour pouvoir avancer ; qu’on ne peut avancer si on n’a pas un but clair et une raison d’être ; que cette raison d’être, naturellement, doit être ambitieuse et noble.
Pourquoi croire cela, je n’en sais rien. Aucune raison ne le justifie. Aucune recherche n’a jamais suggéré qu’un individu doit être clair sur sa raison d’être pour réussir. Certains individus ont des buts très clairs et une raison d’être précise, sans aucun doute. Certains d’entre eux réussissent même grâce à cela. Mais d’autres échouent à cause de cela : leur but les enferme dans un idéalisme stérile, leur ambition de perfection les frustre à jamais de rien faire de concret. Mais surtout, comme de très nombreux entrepreneurs, beaucoup réussissent sans « pourquoi » autre qu’eux-mêmes. Imposer l’idée qu’il faut à chacun un pourquoi est imposer un idéal inatteignable pour la plupart des mortels. C’est une idéologie anti-humaniste. Rappelons qu’aucun d’entre nous n’a demandé à être conçu ni à naître. Nous n’avons pas à nous justifier d’être.
Le seul pourquoi vraiment nécessaire, c’est le conatus de Spinoza, c’est-à-dire la volonté de persévérer et de se développer dans son être. En substance, le seul, l’unique, le vrai pourquoi, c’est vous !
C’est par là qu’il faut commencer. C’est ce que propose l’effectuation en disant « démarrez à partir de qui vous êtes ». Comme nous le rappelons avec Béatrice Rousset dans notre ouvrage Stratégie modèle mental, il est temps d’abandonner l’obsession du « pourquoi », un modèle mental prédominant qui nous fait pointer là-bas, au loin, pour recentrer notre action sur nous-mêmes, vers l’ici et le maintenant.
Alors ne tombez pas dans le piège des gourous du pourquoi, de ceux qui vous enferment en vous faisant croire que seul un grand pourquoi vous permettra d’avancer. Le seul pourquoi c’est vous, et basta. Partez de qui vous êtes, de ce que vous savez et de qui vous connaissez et demandez-vous ce que vous pouvez faire avec ça, et avec qui vous pouvez le faire. Le pourquoi se construira, ou plutôt se coconstruira au fur et à mesure des engagements de parties prenantes. Ainsi, d’un pourquoi hypothétique et idéaliste, il deviendra un parce que rétrospectif qui vous permettra de raconter une belle histoire à vos enfants.