Quel est l’intérêt de Propaganda d’Edward L. Bernays pour un lecteur de 2023 ? Paru il y a presque un siècle, ce livre, que beaucoup considèrent comme une référence, semble en effet enfiler les évidences comme des perles. Les techniques présentées ne sont guère originales et peinent à susciter l’attention du lecteur averti. Et pourtant, Bernays décrit ici parfaitement le fonctionnement de notre société marchande et de nos démocraties libérales ; il met en lumière les mécanismes auxquels nous sommes soumis, ou plutôt auxquels nous nous sommes soumis.
Ce sont précisément ces évidences qui doivent être questionnées. À sa sortie, Propaganda décrivait un système qui se mettait en place. Nous baignons aujourd’hui dans ce système et nous peinons à réaliser que celui-ci a été patiemment et méticuleusement construit au début du XXe siècle. Et là réside tout l’intérêt de l’ouvrage.
Tout est propagande
L’idée directrice : un « gouvernement invisible » composé de personnes et d’institutions qui exercent un pouvoir considérable sur la société, mais sans être nécessairement élues ou officiellement en position de gouvernance, joue un rôle clé dans la consolidation et le maintien du consensus social, en façonnant les valeurs, les croyances et les préférences de la population. Ces acteurs exercent un pouvoir considérable sur les individus en manipulant leurs désirs, leurs peurs et leurs aspirations. « Qui sont les hommes qui, sans que nous en ayons conscience, nous soufflent nos idées, nous disent qui admirer, et mépriser, ou ce qu’il faut penser de la propriété des services publics, des tarifs douaniers, du prix du caoutchouc, du plan Dawes, de l’immigration ? Qui nous indique comment aménager nos maisons et comment les meubler, quels menus doivent composer notre ordinaire et quel modèle de chemise il est de bon ton de porter ? Ou encore les sports que nous devrions pratiquer et les spectacles que nous devrions voir, les oeuvres de bienfaisance méritant d’être aidées, les tableaux dignes d’admiration, les argotismes à glisser dans la conversation, les blagues censées nous faire rire ? »
Réponse : ce gouvernement invisible n’est pas composé d’illuminatis ou d’autres personnages inquiétants ourdissant de sombres complots, mais d’experts qui œuvrent dans les domaines de la communication, de la publicité et des relations publiques. Aujourd’hui, nous ajouterions à cette liste les influenceurs, les gens du marketing… bref une multitude de sachants dont le métier consiste à vous faire accepter ce que certains ont décidé de vous proposer, qu’il s’agisse de la vente d’une boîte de petits pois ou du vote en faveur d’un candidat à une élection présidentielle. En résumé, des experts de la propagande. Si le mot « propagande » possède aujourd’hui une connotation très négative, ce n’est pas le cas à l’époque de Bernays.
Ce qu’on appelait hier « propagande » n’est rien d’autre que ce que nous appelons aujourd’hui « influence ». Et comme le dit Bernays, tout est propagande ! « La propagande moderne désigne un effort cohérent et de longue haleine pour susciter ou infléchir des événements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe. »
La propagande se décline de différentes façons ; les affirmations de Bernays ne surprendront guère le lecteur d’aujourd’hui. Bernays évoque l’utilisation de témoignages d’experts. Dans le domaine de la santé, les entreprises pharmaceutiques font appel à des experts médicaux pour approuver leurs produits et les présenter comme sûrs et efficaces. On joue sur ce qu’on appelle aujourd’hui le biais d’autorité. Bernays aborde également l’utilisation de la peur, avec les campagnes de sécurité routière qui emploient des images choquantes d’accidents pour inciter les gens à adopter des comportements responsables au volant. Il fait référence à la création de célébrités et d’influenceurs, auxquels les marques associent leurs produits pour influencer les consommateurs, mais aussi la création de récits et de narratifs pour captiver l’adhésion des électeurs et mobiliser le soutien populaire. Ou encore à l’utilisation de la désinformation pour semer la confusion et à peser sur les comportements. Les fake news ne datent pas d’hier…
L’avènement du néolibéralisme
Bernays, en tant que professionnel des relations publiques, se considère naturellement comme un membre de ce gouvernement invisible. Son rôle est de conseiller ses clients sur les actions de « propagande » nécessaire pour que ceux-ci atteignent leurs objectifs. Bernays dit avoir été impliqué dans la promotion du tabagisme chez les femmes dans les années 1920. Il a organisé des défilés de mode où des femmes ont fumé des cigarettes pour associer le tabagisme à la liberté et à l’émancipation féminine. Cela aurait d’après lui contribué à normaliser la consommation de cigarettes par les femmes. Mais ne soyons pas dupes. Le livre Propaganda sert aussi et surtout la carrière et les affaires de Bernays. Son implication, si elle est réelle, n’a pas été aussi décisive qu’il le raconte puisqu’elle s’inscrit dans un mouvement historique bien plus large. Quand un manipulateur écrit un livre sur la manipulation, il faut s’attendre à être un peu manipulé…
Propaganda reste une lecture utile, non pas par les techniques décrites, aujourd’hui connues et archiconnues, mais parce qu’elle met la focale sur une époque décisive de notre histoire. « Autrefois, ceux qui gouvernaient étaient des guides, des meneurs. Ils orientaient le cours de l’histoire en faisant simplement ce qu’ils avaient envie de faire. Les successeurs actuels de ces dirigeants (ceux qui exercent le pouvoir en vertu de leur position ou de leurs aptitudes) ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent sans l’assentiment des masses, et ils ont trouvé dans la propagande un outil de plus en plus fiable pour obtenir cet accord. La propagande a par conséquent un bel avenir devant elle. »
Le livre décortique une transformation, celle du néolibéralisme qui, plutôt que de dicter autoritairement aux masses ce qu’elles doivent faire, va fabriquer leur consentement. Libres d’obéir !
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