A l’occasion d’une visite en France, la chercheuse Saras Sarasvathy a donné une masterclass sur l’effectuation, la théorie entrepreneuriale issue de ses recherches. Une des questions qu’elle a abordées est celle de l’échec entrepreneurial en montrant comment l’effectuation nous invite à repenser les notions d’échec et de réussite, et plus généralement comment les entrepreneurs gèrent le risque. Elle montre que les entrepreneurs utilisent trois principes pour contrôler leur risque.
Un des mythes les plus tenaces de l’entrepreneuriat est que les entrepreneurs aiment les risques. Demandez à n’importe qui dans la rue ou dans une salle de classe, et on vous dira « Un entrepreneur c’est quelqu’un qui est courageux, qui aime prendre des risques. » Or rien n’est plus faux. Les entrepreneurs n’aiment pas le risque, aucune étude n’a jamais montré cela. Ce que les études montrent, c’est que les entrepreneurs acceptent de prendre des risques, car ils reconnaissent que c’est nécessaire, mais qu’ils essaient de les contrôler.
Les entrepreneurs n’aiment pas le risque, ils le contrôlent
La première façon dont les entrepreneurs contrôlent le risque d’échec est de définir leurs objectifs à partir avec les moyens dont ils disposent. S’ils doivent inviter des amis à manger, au lieu de se lancer dans un bœuf bourguignon la veille, ils ouvriront le frigo deux heures avant et essayeront de voir ce qu’ils peuvent faire avec ça. Si je sais que je suis mauvais cuisinier, et que j’ai des pâtes dans mon placard et de la sauce tomate dans mon frigo, alors je ferai des pâtes sauce tomate. Ce ne sera sans doute pas le repas gastronomique du siècle, mais j’aurai nourri mes amis. En partant uniquement de ce que j’ai et de ce que je sais, je réduis la possibilité d’échec à presque rien. Je suis quasi-certain de réussir.
Perte acceptable : toujours limiter ses pertes possibles
La seconde façon dont les entrepreneurs contrôlent l’échec est de raisonner en perte acceptable. Nous sommes formés à prendre nos décisions en gain attendu : j’investis X dans ce projet, car je pense pouvoir en tirer Y de revenu. Dans les choix d’investissement, nous comparons l’investissement initial au gain attendu, et nous validons le projet si le second est (largement) supérieur au premier. Or les entrepreneurs savent bien que le gain attendu est largement hypothétique. Nul ne peut le prévoir avec certitude, en particulier dans les situations d’innovation où l’avenir est totalement imprévisible. Comme les entrepreneurs n’aiment pas le risque, ils veulent le contrôler et basent donc leur décision sur la seule chose qu’ils contrôlent, c’est-à-dire l’investissement initial X. Ils se disent : qu’est-ce que je suis prêt à perdre pour essayer ? Par exemple un cadre licencié acceptera de consacrer six mois et un budget de 5.000 € pour tester une idée entrepreneuriale. A l’issue de cette période, il fera le point et pourra décider de continuer ou d’arrêter. Ces six mois et ces 5.000 € représentent sa perte acceptable, c’est-à-dire que s’il les perd ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave pour lui, car il a des économies, donc 5.000 € ne représente pas une perte dangereuse, et au bout de six mois il est confiant qu’il pourra retrouver un travail facilement.
L’entrepreneur diminue donc l’ambition de son action jusqu’au point où celle-ci représente un risque acceptable pour lui, c’est-à-dire que si elle ne donne rien ce n’est pas trop grave. Je cuisine des pâtes parce que ça, au moins, je sais faire. Naturellement je rêverais de savoir faire un bœuf bourguignon, mais si je fais cela, mon risque est trop élevé. Il s’agit là d’un principe très contre-intuitif, mais très puissant. Naturellement, il suscite une objection lorsqu’on le présente : « Mais vous manquez d’ambition ! » Au premier niveau c’est vrai : on réduit précisément l’ambition pour éviter l’échec. Mais au second niveau c’est faux : l’absence d’échec, ou le faible coût de celui-ci s’il survient, signifie qu’on peut continuer, et donc au final la capacité à toujours continuer parce que les échecs sont petits et non coûteux, permet l’ambition.
Co-création
La troisième façon dont les entrepreneurs contrôlent le risque est qu’ils travaillent avec d’autres. Un entrepreneur qui a une idée de chaise verte va voir un client potentiel et lui propose son idée. Le client lui répond : « J’aime bien votre chaise, mais je la préférerais en bleu. » En substance, l’entrepreneur pense que l’avenir est vert, tandis que le client pense lui que l’avenir est bleu. Qui a raison ? Personne, car l’avenir n’est pas écrit, c’est l’incertitude. L’entrepreneur a le choix de persister dans son idée que l’avenir est vert, et donc d’aller voir un autre client potentiel. Mais il ne sait pas quelle sera la réaction des autres clients. Le risque est grand qu’il se retrouve tout seul avec son idée. Pour éviter cela, il peut négocier avec le client et lui dire : « Seriez-vous prêt à vous engager sur une précommande de X unités si nous vous faisons la chaise en bleu ? » Personne ne sait si l’avenir est bleu ou vert, mais si le client est d’accord pour s’engager sur le bleu, alors l’avenir, du coup, tourne (un peu) au bleu (l’incertitude se réduit). L’entrepreneur lui contrôle son risque, car il y a au moins un client au monde qui a accepté de payer pour qu’il avance d’une case. Le risque n’a pas totalement disparu, car le client peut se retrouver en cessation de paiement lorsque l’entrepreneur livrera ses chaises bleues, mais il a disparu pour ce qui concerne la demande. La co-création, illustrée par cet exemple très simple, est un moyen puissant pour contrôler le risque entrepreneurial. En substance, face à l’incertitude (bleu ? vert ?) agissez, mais si vous échouez, faites-le à coût acceptable et surtout, n’échouez pas seul.
Les principes de contrôle de risque par les entrepreneurs peuvent donc se résumer ainsi : les entrepreneurs ne font que des choses qu’ils savent faire avec ce qu’ils ont sous la main, ils réduisent l’ambition de chaque action envisagée jusqu’au point où le coût de l’échec est acceptable et ils co-créent leur prochaine action pour permettre l’action malgré l’incertitude (chaque partie prenante ne misant qu’une perte acceptable, si l’action est un échec, on peut recommencer).
Rendre l’action possible
Ces trois principes combinés réduisent aussi bien le risque d’échec que son coût s’il advient. Ils permettent de cesser de voir la réussite ou l’échec comme une variable binaire. Un projet entrepreneurial devient une succession d’actions ; certaines échouent, mais parce qu’on a visé petit de façon à ce que le coût de leur échec soit supportable, l’échec ne remet pas en question la poursuite du processus, tandis que d’autres réussissent et permettent d’avancer.
L’application de ces trois principes montre que la croyance selon laquelle les entrepreneurs aiment le risque est en fait un mythe. Les entrepreneurs n’aiment pas le risque ; ils l’acceptent, mais cherchent à le contrôler au travers de ces trois principes. Le mot contrôle est ainsi tout à fait central dans l’effectuation. Les théories classiques de l’innovation et de l’entrepreneuriat, et en fait du management en général, sont basées sur une logique de prédiction : il faut prévoir son marché pour pouvoir déterminer une position favorable ; l’effectuation au contraire repose sur une logique de contrôle. Si je contrôle mon environnement, je n’ai plus besoin de le prédire. Le contrôle du risque est donc l’une des dimensions essentielles par laquelle les entrepreneurs sont capables de transformer leur environnement. Il n’aura pas échappé au lecteur que ces principes vont au-delà du seul domaine entrepreneurial ; ils s’appliquent également au niveau personnel et au niveau de l’organisation. Ils sont ce qui permet l’action dans un environnement incertain.