Le sociologie Patrick Pharo a publié en mars 2020 un éloge des communs. Face aux crises successives que nous traversons, en réaction à l’urgence climatique et au besoin de justice sociale, notre système économique doit évoluer. Les communs apparaissent aujourd’hui comme une alternative crédible pour opérer cette transition tant désirée.
La crise provoquée par le COVID-19 a montré les failles de la mondialisation telle qu’elle s’est construite depuis 40 ans. Quelle analyse tirez-vous de cet épisode de l’histoire ?
Patrick Pharo : C’est bien la mondialisation qui a permis à un virus très virulent de circuler à une vitesse éclair. Elle est également en cause dans la pénurie de matériel de protection ou de réactifs pour les tests. Déjà catastrophique par ses effets sur l’environnement et les communautés industrielles locales, elle est donc aujourd’hui la cause toute désignée des ravages mondiaux de la pandémie. Ce tableau est vrai et accablant. Mais je voudrais néanmoins faire quelques remarques complémentaires.
La première est que le bilan de la crise ne pourra vraiment être tiré qu’après coup, que ce soit au plan sanitaire et humain, en la comparant aux multiples épidémies de grippes : « espagnole » de 1918, « de hongkong » de 1969, etc. ou, plus récentes de coronavirus, comme celle du SRAS de 2003 ; au plan économique, avec des retombées sûrement plus fortes que la crise des subprimes de 2008 ; et au plan social, car les grandes explosions sociales suivent souvent les périodes de crise aigüe…
La seconde est qu’une des nouveautés de la crise, c’est l’effet de panique mondiale qu’elle génère. La principale raison qui justifie (amplement!) le confinement est la demande pressante des soignants de tout faire pour lisser la courbe de l’épidémie et éviter des engorgements tragiques des hôpitaux. Mais la communication officielle donne l’impression d’un virus tueur qu’il faut absolument éviter, alors qu’on sait que dans quelques semaines ou quelques mois, le virus aura contaminé au moins la moitié de la population, avec des taux de mortalité dramatiques mais limités, et que c’est justement cette extension qui arrêtera au moins provisoirement l’épidémie, en attendant un hypothétique vaccin.
La troisième est que l’incrimination de la mondialisation repose souvent sur une posture nationaliste aux effets désastreux sur les populations migrantes et les idéologies populaires. Ce qu’on peut reprocher à la mondialisation, ce ne sont pas les échanges internationaux, mais la logique de moindre coût à court terme qui a poussé les entreprises à délocaliser toutes sortes de productions qui auraient très bien pu demeurer sur place. Des mesures d’encouragement fiscal aux politiques sociales et écologiques des entreprises auraient sûrement pu et pourraient sans doute dans l’avenir endiguer un processus qui se révèle insensé. Quant aux dégâts écologiques, le problème tient à l’empreinte carbone des moyens actuels de transport et ne pourra être résolu que par le développement volontariste de moyens alternatifs, ce qui implique une implication forte de la puissance publique dans la recherche, le développement et l’incitation économique.
C’est d’ailleurs bien cette question de l’engagement de la puissance publique qui est en cause dans la mobilisation salutaire et exemplaire d’un système public de santé épuisé par des années d’austérité et de réorganisation forcenée, malgré les appels pressants, voire désespérés du personnel. Lorsque des chefs de service démissionnaient en masse pour protester contre ces politiques, personne ne pensait encore à les applaudir chaque soir à 20h! Toute la question est donc de savoir comment l’Etat s’engage dans les services publics et dans l’économie, et c’est là que l’idée des communs devient intéressante.
Le 12 mars 2020, lors d’une allocution télévisée, le président de la République a insisté sur la nécessité que certains biens et services restent « en dehors des lois du marché ». Cette prise de conscience, que certains pointent comme tardive, fait écho à la publication récente de votre livre Eloge des communs. En quoi les communs constituent-ils un remède contre les maux actuels ?
Patrick Pharo : Les « lois du marché » ne sont pas comme les lois déterminées de la physique, elles peuvent prendre toutes sortes de formes, bien qu’elles soient inhérentes à la vie des humains, qui ont tous des désirs d’échange et de jouissance inscrits dans leurs dispositifs neurologiques de la récompense.
Chez un philosophe comme Nozick, au contraire, chacun a le droit de tout rafler, à condition qu’il n’empire pas immédiatement les conditions d’autrui. Le droit de propriété et d’enrichissement personnel est conçu comme radicalement indifférent à tout ce qui peut arriver non seulement aux autres, mais aussi à l’environnement naturel qui n’a jamais été pris en compte dans les calculs de l’économie néolibérale. Et c’est bien ce qui s’est produit dans l’histoire du capitalisme de ces quarante dernières années, que je caractérise comme « addictif » car toutes les digues réglementaires ou morales ont sauté devant l’expression des appétits, un peu comme chez un drogué qui repousse toujours plus loin les limites de sa consommation.
Le système de santé se révèle aujourd’hui comme un commun essentiel, qui ne peut que souffrir des tendances à la privatisation. On peut en dire autant de l’éducation, de la recherche, des transports, des ressources de base comme l’eau ou l’énergie, des territoires, du patrimoine, voire des ressources d’existence de chacun, assurées aujourd’hui par les aides sociales et peut-être un jour par un revenu de base.
Les communs ne portent-ils pas en germe le danger du communisme, tel que nous avons pu le connaître ? Comment s’émanciper du marché sans tomber sous la domination de l’Etat ?
Patrick Pharo : Les communs constituent une « nouvelle donne » dans l’ancien débat entre capitalisme et communisme, car ils désignent un domaine de biens distincts des biens privés ou étatiques, qui est celui des biens à partager et à gérer ensemble, quel que soit le statut des parties prenantes : propriétaires, salariés, usagers, gestionnaires…
Les « choses communes » sont un vieux concept du droit romain et de la coutume médiévale qui a été retrouvé il y a un demi-siècle par un biologiste malthusien et conservateur qui pointait la « tragédie des communs » lorsque trop d’usagers exploitent une ressource naturelle limitée. Ce à quoi Elinor Ostrom, économiste libérale, a répondu, sur la base de beaucoup de preuves empiriques, qu’au contraire l’auto-gouvernance des communs était une chance pour les populations locales. Ce qui lui a valu son prix Nobel d’économie.
Quant à la possibilité de s’émanciper du marché, je crois que c’est une mission vraiment difficile dont témoigne l’économie « sociale et solidaire » (12% de l’emploi privé en France) dans laquelle cohabitent toutes les formes de rapport au marché, depuis les plus solidaires, comme dans les scop, jusqu’aux plus toxiques, s’agissant de banques mutualistes fortement impliquées dans la crise des subprimes de 2008.
En revanche, il ne serait pas du tout impossible d’échapper au despotisme des grands groupes financiers et numériques, si les pouvoirs publics renonçaient à la non-intervention de principe qui a caractérisé les politiques économiques de ces dernières années, retardant toujours davantage les régulations indispensables. Il n’est pas question ici d’étatiser, mais de mettre des limites à la privatisation des biens communs. Il faudrait aussi que les petites entreprises reçoivent l’aide nécessaire lorsqu’elles ne veulent pas se faire avaler par des géants qui vont réduire à néant leur autonomie et celle de leurs salariés.
Auto-organisation, autogestion… A quelles conditions ces concepts peuvent trouver aujourd’hui une application concrète dans les collectifs de travail ?
Patrick Pharo : Ostrom elle-même, et beaucoup de ses commentateurs, ont fait ressortir le caractère de commun des entreprises, où des gens travaillent ensemble et développent des solidarités spontanées. Ce caractère commun ne peut être vraiment reconnu que lorsque les salariés sont associés aux décisions d’intérêt commun, y compris les stratégies industrielles, dans une optique de concertation démocratique, et non pas de paternalisme.
Les systèmes de cogestion sont beaucoup plus développés dans d’autres pays et il faudrait s’en inspirer pour retrouver un sens de l’entreprise qui disparaît lorsqu’il n’y a aucune possibilité pour les salariés de participer aux choix stratégiques. Quant à la gestion dite « participative » ou « par objectifs », du style toyotisme, elle ne peut avoir un sens démocratique que si la participation des salariés aux orientations générales est assurée.
Il me semble que si les communs avaient été mieux reconnus dans les entreprises, beaucoup de délocalisations ne se seraient jamais faites et on aurait trouvé d’autres solutions pour surmonter les difficultés économiques et assurer le développement des entreprises – sachant d’ailleurs que beaucoup ont été délocalisées sans avoir la moindre difficulté économique, pour de simples raisons de gestion financière des groupes internationaux.
Vous vous êtes intéressé aux addictions dans votre travail de recherche. Comment le capitalisme joue-t-il sur les mécanismes liés à l’addiction ? Comment une transition basée sur les communs permet-elle de rompre avec ce processus ?
Patrick Pharo : On admet aujourd’hui, à partir des sciences cognitives, que l’addiction est un dérèglement, chez certains usagers de substances ou d’activités psychoactives, des dispositifs de recherche du plaisir qui existent en fait chez tous les humains – sans qu’ils deviennent nécessairement addicts. En-dehors même de la recherche de nourriture, ces dispositifs sont indispensables à la motivation pratique pour accomplir les activités essentielles de la vie : lien parental, sexualité, liens sociaux, travail, découvertes…
Mon idée est qu’il existe une sorte d’affinité élective entre le capitalisme et ces dispositifs de la récompense, sur lesquels ce régime économique agit comme jamais aucun ne l’avait fait avant lui : il est en effet essentiel au développement du capitalisme de susciter le désir pour les nouveaux produits mis sur le marché et donc de promettre des récompenses beaucoup plus intenses que dans les anciens régimes économiques, où il s’agissait simplement pour la plupart des habitants de pouvoir survivre. Si l’on observe les usages de certains produits actuels, en particulier sur les réseaux numériques, il est facile d’apercevoir, au plan collectif, les symptômes de désir intense (craving), de manque (wanting), d’augmentation du niveau de tolérance, d’usages compulsifs, incontrôlés, poursuivis malgré les conséquences négatives… qui sont caractéristiques des addictions individuelles.
Les humains sont fabriqués avec un organe du désir, comme ils ont un cœur et des poumons, et ils ne peuvent pas fonctionner dans la vie sociale sans user de cet organe. C’est pourquoi je pense aussi que l’idée marxiste d’un « homme nouveau » est une illusion dangereuse. Cependant, lorsqu’on a l’impression d’être envahi par un objet addictif, on peut essayer de pratiquer les méthodes de « recovery » (rétablissement) des Narcotiques ou Alcooliques anonymes en essayant, une journée à la fois, de se sevrer de ses pratiques toxiques : qu’il s’agisse de consommation numérique, d’articles de mode ou d’envahissement par le travail (workhaolisme). Au plan collectif, rien n’empêche de brider certaines pentes addictives inhérentes à la présentation des produits, notamment sur Internet, comme essaient de le faire des associations californiennes d’ingénieurs qui militent pour la modification des designs addictogènes des smartphones. C’est là une tâche de longue haleine qui doit aussi faire appel à la réflexion de chacun sur ce que c’est qu’une belle vie pour lui et pour la société : celle qu’on obtient par la surconsommation de jeux video, de drogues ou de textiles jetables, dont la production ravage des pays éloignés, ou une vie d’une autre sorte, choisie à partir de ses propres critères.
Comment les communs peuvent-ils aider la transition écologique ?
Patrick Pharo : Toutes les personnes engagées dans les nouvelles pratiques de production – permaculture, agriculture paysanne, fablabs, coopératives, communs numériques… ou de consommation : produits bios, marchés locaux, nouvel artisanat, partage ou recyclage des outils domestiques… – mettent l’écologie au premier plan de leur préoccupation. Le fait même de faire confiance à l’auto-gouvernance des communs est déjà une aide à la transition écologique, sans préjudice de toutes les autres formes d’action dans ce domaine, tout simplement parce que la conscience commune est aujourd’hui en train d’intégrer le risque majeur de l’effondrement écologique – celui de l’effondrement pour cause de virus en étant une sorte d’avant-goût..