Tout le monde sera d’accord sans doute pour dire que notre monde a besoin de changement, même si personne ne sera d’accord, passé les unanimités de façade temporaires durant une crise aiguë, sur ce qu’il faudrait changer. Mais ce dont on parle moins, et qui compte plus, c’est comment changer le monde. Or c’est là la clé de tout bien-sûr. Deux événements récents, parmi tant d’autres, ont mis en lumière l’importance de cette question. Ces deux événements sont très liés, il s’agit du redémarrage des centrales à charbon en Europe et des coupures d’électricité en Californie.
Les associations Les amis de la terre et Greenpeace protestaient il y a quelques semaines contre la mise en service d’une nouvelle centrale à charbon en Allemagne. Cette mise en service fait suite à la fermeture des centrales nucléaires décidées en 2011 par ce pays et par la nécessité de continuer à produire de l’électricité. De son côté, la Californie vient de subir quatre jours consécutifs de coupures d’électricité. C’est pourtant l’État américain qui a le plus misé sur les énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque et l’éolien, en abandonnant le nucléaire. La production des centrales nucléaires dans cet État est en recul de 44 % par rapport à 1990 du fait de la fermeture de la centrale de San Onofre en 2013. Or il n’y a pas de vent et le soleil est insuffisant. Comble d’ironie, il a fallu faire tourner à plein régime… les centrales au gaz, mais cela n’a pas suffi à combler le manque.
Deux façons de changer le monde
Le sociologue Saul Alinsky écrivait il y a cinquante ans que le premier devoir de celui qui veut vraiment changer le monde est d’accepter la réalité, quelque déplaisante que celle-ci soit. Il écrit : « En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être — il est nécessaire de commencer là où le monde est si nous voulons le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. Cela signifie travailler dans le système. »
Et donc Alinsky, sans aucune concession, distinguait deux types d’activistes : ceux qui veulent se donner bonne conscience (en gros, le militant) et ceux qui veulent vraiment changer le monde (en gros, le politique). On retrouve cette distinction faite il y a un siècle déjà par le sociologue Max Weber qui, dans une conférence fameuse, Le savant et le politique, distinguait entre deux éthiques : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il écrivait ainsi : « Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : “Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu” —, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : “Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » »
L’éthique de conviction c’est tout faire pour interdire ou imposer quelque chose (le nucléaire par exemple) sans se préoccuper des conséquences, car seule la conviction compte, et toute fin justifie les moyens ; l’éthique de responsabilité, c’est de ne jamais décider sans se préoccuper des conséquences ; c’est même de travailler avant tout en fonction des conséquences ; par exemple, n’interdire quelque chose que si on sait par quoi le remplacer. L’éthique de conviction est évidemment plus rapide : on interdit, et puis voilà : victoire ! Mais elle risque de créer des problèmes plus importants en conséquence. Comme le disent les spécialistes des systèmes complexes, bien souvent les solutions d’aujourd’hui créent les problèmes de demain. Weber observe d’ailleurs que c’est bien le problème de la justification des moyens par la fin, pourtant si logique à nos yeux cartésiens, qui voue en général à l’échec l’éthique de conviction. « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, » déclare le militant. Ce à quoi George Orwell rétorquait : « Montrez-moi l’omelette ! »
Le militant peut s’engager contre le nucléaire, puis une fois celui-ci abandonné, s’insurger sans aucune gêne contre la relance du charbon pourtant rendue nécessaire par cet abandon-même, parce qu’il n’a pas à gérer (ni à subir) les conséquences des décisions qu’il essaie d’imposer (il n’est d’ailleurs soumis à aucune sanction, n’étant pas élu). Il peut donc traiter les deux questions de façon isolées, séquentielles alors qu’elles sont intimement liées. Le politique, lui, doit permettre au pays de se chauffer et de s’éclairer. Il ne peut donc pas décider de supprimer le nucléaire sans trouver une solution de remplacement. Or qu’on le veuille ou non, pour le futur prévisible, la seule alternative au nucléaire est le charbon. On peut le regretter, on peut en être scandalisé, on peut hurler, ça n’y fera rien. Peut-être les énergies alternatives changeront cela dans quelques années, mais pour l’instant ce n’est pas le cas et c’est d’éclairage et de chauffage aujourd’hui qu’il s’agit. Par conséquent le point de départ de toute réflexion pragmatique sur l’énergie et la transition écologique est que nous avons soit le charbon, soit le nucléaire. Tout le reste n’est que posture.
L’éthique de conviction : noblesse aux conséquences fâcheuses
L’éthique de conviction ne pose pas seulement un problème d’ordre pratique. Elle a aussi un problème qui la concerne directement, celui de saboter la cause qu’elle veut défendre. En effet, dès lors que les conséquences fâcheuses de cette éthique de conviction deviennent visibles, ce qui ne manque pas d’arriver comme en Californie en ce moment, la population risque de se retourner contre ladite conviction. C’est évidemment le pire des scénarios pour ceux qui la partagent. Si la population finit par conclure qu’il faut choisir entre l’économie et l’écologie et que les énergies alternatives ne sont pas capables de remplacer les énergies fossiles, et qu’elles conduisent à des coupures d’électricité, alors la cause écologique aura tout perdu, et elle ne le devra qu’à l’intransigeance de certains de ses défenseurs. C’est leur conviction même qui les empêche de servir leur cause, car elle leur interdit une méthode qui la rendrait possible.
Weber écrit que lorsque c’est le cas, « le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. » L’échec, loin d’amener à une révision de ses convictions (ou modèles mentaux), amène souvent au renforcement de celles-ci et à la recherche de coupables. C’est le moment où le partisan évoque la nécessité d’imposer les changements par la force, soulignant les limites de la démocratie parlementaire, alors que ces changements sont, en fait, rendus impossibles par son attitude même. À supposer qu’il veuille vraiment ces changements. Weber ajoute en effet : « Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira “responsable” que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas. » Pour peu que ce partisan soit en situation de pouvoir, les prisons commencent à se remplir et les cadavres à s’empiler alors que la réalité leur échappe de plus en plus.
La leçon est importante pour tous ceux qui veulent sincèrement changer le monde. L’éthique de conviction est belle et noble, et nous sommes fascinés par ceux qui la portent, mais aussi regrettable que cela soit, elle peut souvent créer plus de problèmes qu’elle n’en résout. On arguera que rien ne peut être fait sans conviction, et c’est souvent vrai, mais la conviction première, sorte de préengagement qui conditionne le reste, devrait être celle de la responsabilité, c’est-à-dire de peser les conséquences de chaque décision et d’accepter qu’elle ne résulte le plus souvent que d’un compromis entre demi-solutions. Cette idée est naturellement insupportable aux défenseurs de la pure doctrine, mais c’est la seule façon de changer le monde pour de vrai et sans violence.