Les décisions concernant Paris intra-muros, les étrangetés à Lille ou Toulouse — entre les zones piétonnes immenses dans des endroits peu fréquentés, les ruelles de plus en plus étroites, repoussant une pollution à plus tard —, l’Hotel Dieu à Lyon qui marie grosses enseignes et savoir, les centres-villes de France ont été fortement dénaturés. Bien loin du temps où le droguiste et le boucher discutaient sur le pavé, aujourd’hui, c’est une partie de notre identité qui a disparu…
Qui n’a pas vu passer des posts protestataires sur les réseaux sociaux concernant des aberrations de circulation dans Paris ? On parle « 100 % vélo », « trottinettes », on évoque une baisse de la circulation automobile, or les embouteillages s’accumulent. On évoque l’écologie et pourtant, bien qu’en septembre 2016, la Mairie de Paris fermait à la circulation les 3,5 km de la voie Georges Pompidou, autoroute urbaine située en plein cœur de la capitale, on constatait une augmentation de la pollution*. Adieu, aura de Lutèce. Au XIXe siècle, lors de la Révolution industrielle, Paris était la Ville Lumière, non seulement pour son éclairage, mais pour sa beauté, sa modernité. Le Baron Haussmann avait créé les grands boulevards, leurs places, leurs immeubles, de grands espaces verts et offrait le métro grâce à des travaux titanesques, tout en traitant les problèmes d’assainissement, d’insalubrité, de sécurité… Désormais, ce sont des artères entières vendues à des pays étrangers qui dénaturent totalement le paysage français.
Qui ne s’est pas posé la question de comprendre pourquoi, en plein cœur de l’Hotel Dieu, à Lyon, des cafés qui font très « Qatar » baignent au milieu d’un lieu de savoir ? Comment un Buddha-Bar et un Bershka encerclent la notion médecine. Comment des expressos à 3 € peuvent décemment être proposés dans un… Ancien hôpital ? Alors, on a fini par lâcher le morceau : « la France vend ses bijoux de famille ». Durant des années, la liquidation du patrimoine national a été accélérée avant de nous rendre compte de l’absurdité vers laquelle elle a mené. En décembre 2019, les sociétés françaises Crédit Agricole et Amundi ont fini par racheter 38 biens immobiliers au fonds souverain de l’émirat d’Abou Dhabi ADIA. Une transaction est estimée à plus de 400 millions d’euros qui a permis de récupérer l’âme de 28 bâtiments, de 10 commerces en pied d’immeuble, de 35 549 mètres carrés de commerce, de 18 840 mètres carrés de logements et 18 355 mètres carrés de bureaux. Alors, l’avenue de la République, le quartier très prisé de la presqu’île de Lyon, pouvait espérer retrouver un état d’esprit cohérent avec son passé. Qui ne s’est jamais attardé sur un rond-point, se demandant ce qu’il fait là ? Pire, ce que font des feux tricolores postés dans un rond-point à l’existence déjà peu utile ? Le rond-point, ou plus exactement le carrefour giratoire est apparu en 1907 dans le but de limiter les accidents hippomobiles. L’architecte Eugène Hénard avait alors pour idée d’optimiser ce système en faisant tourner les hippomobiles en cercle sur ces espaces afin d’éviter les croisements hasardeux.
Patchwork désarticulé
Aujourd’hui, avec 40.000 ronds-points, la France comptabilise plus de carrefours giratoires que de communes. Le coût de ces installations atteindrait au total 20 milliards d’euros, selon Contribuables Associés. C’est à se demander qui, en coulisses, exige chaque matin la création de ces aménagements qui, devenus inutiles, combinent en sus une apparence hideuse parfois. Qui ne s’est jamais senti oppressé en sortant d’un centre-ville ayant perdu tout charme et se retrouvant face à une zone commerciale immonde entourant la ville ? Dans « Comment la France a tué ses villes », le journaliste Olivier Razemon a traversé petites bourgades et grandes municipalités. Il évoque un phénomène de « dévitalisation sans précédent ». Les commerces ferment leurs portes les uns après les autres, provoquant une envolée du taux de la vacance commerciale. Pour Olivier Razemon, la cause est le développement de la grande distribution, en périphérie, qui tue les commerces de proximité des centres-ville. Une analyse qui rejoint celle de Franck Gintrand, auteur de « Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes ». Un ouvrage remarquablement éclairant, édité chez Thierry Souccar Éditions, dans lequel on apprend que cette « folie actuelle des grandes surfaces n’est pas le résultat d’une réglementation qui serait allègrement détournée, mais le fruit d’une volonté politique délibérée remontant à 2007 ».
Évoquant la « faim sans limites » de foncières sans limites, Franck Gintrand, dans 224 pages très documentées, revient sur les conséquences de ces façons de penser sur l’écologie. Sur le paysage urbain. « Derrière les panneaux publicitaires, le pire de l’urbanisme et de l’architecture » écrit-il en appelant au moins à l’inventivité. « La multiplication des zones commerciales serait sans doute plus acceptable si elle s’accompagnait d’un effort de créativité. On en est très loin. En quelque cinquante ans, la distribution d’après-guerre n’aura accouché d’aucun chef d’œuvre ». Qui n’a pas cherché, en se promenant dans un centre-ville, l’atmosphère d’antan ? Le petit libraire qui sourit à la fleuriste. La boulangère qui prend le temps d’échanger. Mais « le petit commerce est une espèce en voie de disparition » poursuit Franck Gintrand. « Constatons qu’après une phase logiquement ascendante à la fin du XIXe siècle, le commerce de détail n’a cessé de diminuer depuis les années 1930. La France comptait alors plus de 1,4 million d’établissements. Ils n’étaient plus que 1,2 million quarante ans plus tard, seulement 800 000 au début des années 2000, moins de 780 000 aujourd’hui. […]. Chaque année, 800 moyennes surfaces ouvrent et 1300 boutiques ferment », écrit ce conseiller auprès des collectivités locales et délégué de l’Institut des Territoires. Sur les hauteurs les Cinque Terre, une uniformité dans le paysage permet au lieu de laisser une image très distincte, très précise, en y repensant. Saint-Pétersbourg a conservé son charme intemporel. New York et son plein centre a conservé son architecture teintée d’une implacable logique. De Santorin nous vient immédiatement l’image de maisons peintes à la chaux et d’églises au dôme bleu… Et nous, en France, nos petits bistrots, nos nappes vichy rouges et nos jolis centres-ville à terrasses à treilles ont laissé la place à un immense patchwork désarticulé.