L’imperfection, moteur de l’innovation

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© Can Stock Photo / peshkov

Jules Verne s’est trompé en confiant, à un canon géant, le lancement vers la lune d’un obus habité[1]. Nous sommes incapables de lancer un satellite avec, d’emblée, l’angle précis nécessaire et à la juste vitesse. Nous ne réussissons, explique Edgar Morin, qu’en utilisant un missile et non un canon, pour corriger peu à peu la trajectoire, initialement imparfaite. Nous devons accepter l’imperfection de nos idées, de nos représentations et nous organiser pour atteindre un niveau d’approximation supportable, en corrigeant nos inévitables erreurs. Cela suppose d’avoir l’honnêteté et le courage de reconnaître nos erreurs et de les corriger.

Pour autant, ne tombons pas dans l’excès contraire. Avec sa parabole de la caverne, Platon nous a expliqué que nous ne percevons pas parfaitement le monde réel. Mais n’en concluons pas, comme Saint-Augustin, que nous devons obéir aux dictats d’une puissance supérieure, idéologique, religieuse, politique. Ecoutons plutôt Aristote : effectuons un constant va-et-vient entre nos idées et la réalité telle que nous réussissons à l’observer. Nos théories sont imparfaites, améliorons-les en permanence par la confrontation avec ce que nous voyons, même si notre vision aussi reste imparfaite. L’important c’est d’en être conscients.

Les économistes ultralibéraux ont, en Occident, fait main basse sur les esprits des experts et des décideurs. Ils ont inventé l’homo economicus froid et parfaitement rationnel, donc prévisible. Mais cet homo commode, facile à modéliser, n’existe pas. Reconnaissons que nous sommes tous des êtres irrationnels et qu’il faut faire avec. Nous pensons, décidons en fonction de notre capacité à raisonner et selon des règles de notre éthique personnelle ; nous sommes influencés par nos modèles mentaux, le contexte, nos proches. Herbert Simon et James March l’ont bien expliqué, nous ne pouvons donc accéder qu’à une rationalité limitée, avec des préférences fluctuant dans le temps. Au grand dam des cartésiens, Antonio Damasio[2] montre que nos décisions sont prises de façon émotionnelle avant que notre raison tente de les justifier ! Chacun de nous, ajoute Erhard Friedberg, se comporte comme s’il transportait dans une besace un ensemble de règles souvent contradictoires. Il y puise celle qui l’arrange le mieux selon les circonstances, le contexte, le regard des autres.

Nous, enfants de l’imperfection

Nous pouvons agir, progresser à condition de ne pas ignorer ces limites. Nous devons d’autant moins craindre notre imperfection, remarque le mathématicien Cédric Villani, que « nous sommes les enfants de l’imperfection, nous lui devons tout. C’est l’imperfection de la reproduction qui a permis l’évolution des espèces ; des centaines de millions de mutations, peut-être, depuis l’invention de la bactérie, ont fait ce que nous sommes ». Lors d’une conférence à Bergame sur La force de l’imperfection, tandis que je présentais des exemples d’entreprises, Cédric Villani se lança dans une éloquente Ode à l’imperfection[3]. Il narra comment, en 1890, Henri Poincaré remporta le prix du roi Oscar de Norvège et Suède pour son article Sur le problème des trois corps. Manque de chance, explique Villani, « Poincaré avait déjà reçu le prix, les honneurs et l’argent, son article était publié, partout on le célébrait » lorsqu’il se rendit compte « que tout était faux » dans sa démonstration. Beaucoup auraient gardé un discret silence, mais Poincaré se dénonce lui-même à l’éditeur pour qu’il récupère tous les articles imprimés. Il se remet au travail, corrige ses erreurs, en commet d’autres et ainsi progresse ! Au bout d’une décennie, il nous a fait passer de « la perfection képlérienne » à « une sublime imperfection, riche de possibles » dévoilant « un nouveau continent scientifique, un monde imparfait et chaotique (…) des comportements imprévisibles, qui ne peuvent désormais s’appréhender que sous l’angle statistique ». Une grande avancée scientifique, magistrale démonstration de la nécessité de certaines valeurs humaines, d’une éthique, pour faire progresser nos connaissances et ainsi nos capacités d’action : honnêteté intellectuelle, courage, modestie. Bienveillance également, car, dans un milieu hostile, il est trop dangereux de reconnaître avoir commis une erreur !

Déficit de bienveillance

C’est un instant de bienveillance qui a sauvé l’industrie horlogère suisse. En 1980, deux jeunes ingénieurs de la société ETA, désœuvrés en raison de la concurrence des montres électroniques asiatiques, se passionnent pour l’injection des plastiques. Ils se mettent en tête de se faire commander une grande presse. Elmar Mock et Jacques Müller, pour justifier la commande, esquissent sur une feuille, sans y croire, le plan d’une montre en plastique. Ils se présentent devant leur directeur, Hernst Thomke qui commence par les rabrouer vertement : achat inutile, la presse ne servira à rien. Mais, voyant le dessin, il pressent une piste que les deux jeunes n’avaient pas entrevue. Il leur donne carte blanche durant un an pour développer le projet qu’il a perçu derrière le griffonnage. Le processus de création de la Swatch était enclenché !

C’est encore des relations bienveillantes entre personnes et fonctions qui ont permis à Toshiba, entre 1986 à 1990, de commercialiser 31 modèles d’ordinateurs personnels portables avant qu’IBM ne se lance en 1991. Toshiba a pu retirer 12 modèles, analyser les causes d’échecs, accumuler ainsi de l’expérience et occuper le marché tandis que tergiversait IBM ! Un tel apprentissage accéléré par essais/erreurs n’est possible que dans un climat de coopération. A l’inverse, la méthode de l’Analyse de la valeur reste peu exploitée en France, car elle implique des séances de créativité où chacun exerce son droit de remettre en cause les options choisies. Des relations trop tendues font que les remarques critiques sont ressenties comme autant d’attaques personnelles. Climat qui explique que, dans la moitié des entreprises françaises, l’on ne collabore pas assez. La dernière enquête d’OpinonWay pour Slack le révèle. Cela reste l’une des faiblesses majeures de l’entreprise France. Thomas Philippon l’a dit lors d’une plénière du CJD : « la mauvaise qualité des relations de travail constitue le frein le plus massif au dynamisme de l’économie française. »[4]

International Day for failure

Albert Einstein le rappelait, seul celui qui n’a rien tenté de nouveau n’a jamais fait d’erreur ! Cela explique la promotion tranquille de beaucoup de médiocres prudents dans nos organisations… L’apprentissage par essai-erreur implique de nous débarrasser d’un complexe méditerranéen diabolisant l’erreur, l’échec, les assimilant à un péché, une punition divine. L’exemple vient du nord : de jeunes entrepreneurs finlandais fêtent, depuis dix ans chaque 13 octobre, une « Journée internationale de l’échec », ce dernier étant considéré comme l’antichambre de la réussite. En informatique, la complexité des programmes contraint à commercialiser des applications en version beta, pas encore totalement rodées. La diffusion des méthodes dites agiles répond aussi à la complexité des questions traitées et à l’imperfection inévitable de nos solutions : on progresse par étapes courtes, par essais et corrections successifs, en valorisant écoute du client, autocritique et collaboration. Ces méthodes, au départ réservées aux projets numériques, sont à la mode. Il reste encore beaucoup à faire pour généraliser réellement leur état d’esprit dans le fonctionnement quotidien de toutes les organisations.


[1] Jules Verne. De la Terre à la Lune.

[2] Antonio Damasio. L’erreur de Descartes  Odile Jacob.1995.

[3] Cédric Villani, Festival de La Milanesiana. Bergame, juillet 2012.

[4] Thomas Philippon. Le Capitalisme d’héritiers, Seuil, 2007.

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