A la question « Croyez-vous à un possible effondrement de notre civilisation ? », 65 % des Français interrogés en février 2020 répondent par la positive. On peut penser qu’après l’épisode du confinement, ce pourcentage a encore augmenté. La collapsologie, ce courant de pensée qui théorise et étudie la possibilité d’un effondrement de la société post-industrielle en raison des dérèglements climatiques, a le vent en poupe chez nos compatriotes. Seuls les Italiens font mieux avec 71 % ! En Allemagne en revanche, seuls 39 % des personnes interrogées adhèrent à cette théorie.
Cette prégnance de la collapsologie n’est-elle qu’une expression de l’indécrottable pessimisme français ? Il y a fort à parier que oui. Les nations qui éprouvent un sentiment de déclin et qui redoutent l’avenir sont sans doute plus réceptives aux théories avancées par les collapsologues, théories qui deviennent prépondérantes dans la pensée écologique.
Pas de débat
Il n’est pas question de nier la question de l’urgence climatique. Clairement, les signaux sont alarmants. Certaines limites planétaires ont été franchies. Le concept des limites planétaires permet de suivre neuf processus biophysiques qui, ensemble, régulent la stabilité de la planète : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. Ces indicateurs proposent une vision globale de l’état de la planète. Cette lecture est sans appel : l’inquiétude sur la dégradation de la biosphère est compréhensible et légitime. L’idée de l’imminence d’un effondrement semble fondée. D’ailleurs, les discours climatosceptiques sont de plus en plus inaudibles. Un consensus s’est établi, du moins sur le constat.
Or ce « big crunch » de notre planète n’aura vraisemblablement pas lieu. D’abord parce que les choses ne se passent jamais comme prévu et que souvent, le fait même de les prévoir change leur cours. Dur métier que celui de prévisionniste. Edgar Morin a raison de répéter inlassablement que le pire n’est jamais certain.
Nous vivons l’effondrement
Mais si l’effondrement n’aura pas lieu, c’est parce que l’effondrement, nous y sommes déjà. Et pleinement. Pablo Servigne ne dit d’ailleurs pas autre chose. De l’effondrement, beaucoup en ont une représentation erronée. On l’image comme un événement majeur à venir, une apocalypse qui bouleverserait de fond en comble l’ordre du monde. Or, il est peu probable qu’un tel scénario se produise. L’effondrement n’aura pas lieu, car nous vivons l’effondrement. Ce dernier est à l’œuvre depuis des décennies (le rapport Meadows a été publié il y a presque cinquante ans) et il est fortement probable qu’il survivra aux générations actuelles. Il importe de replacer ce qui nous arrive dans une perspective de temps long. Or nous sommes obsédés par le temps court, « la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées » pour l’historien Fernand Braudel.
Autre représentation tenace : celle du « global collapse ». Tout s’effondre. Plus d’Etat, plus d’économie… En résulte soit un scénario à la Mad Max, un monde sans foi ni loi, soit un grand retour à la vie sauvage. Cet imaginaire dystopique est très prégnant aujourd’hui. Or il est probable que l’effondrement brutal de tous les pans de notre civilisation soit un fantasme. Parce qu’elles sont complexes et interconnectées, nos sociétés développent certaines fragilités (on l’a vu à l’occasion de la COVID-19), mais aussi des formes de résilience puissantes.
Ce qui est à craindre avec l’effondrement, c’est un processus de dégradation plus ou moins lent de nos conditions de vie. Ce processus est déjà à l’œuvre. Pas d’apocalypse annonciatrice d’un monde nouveau, mais la destruction progressive de la biosphère. Progressive, mais pas inexorable.
Penser l’effondrement comme un événement brutal à venir, c’est d’une certaine façon l’évacuer, le mettre à distance. C’est s’offrir le luxe de ne pas y croire totalement, de ne pas adhérer au récit proposé. C’est nous donner une excuse pour procrastiner, pour dire que nous avons encore le temps d’agir ou pour complètement détourner le regard. C’est parier que l’on échappera à cela. C’est nous condamner à l’impuissance ou à l’inaction. Replacer le phénomène de l’effondrement dans une autre temporalité, démarrée avant nous et qui se terminera après nous, c’est nous mettre face à nos responsabilités. Pas d’échappatoires. Il s’agit alors de sauver le présent et non de nous préserver du futur.