Le mythe d’Icare : c’est dans une perspective « digitale » que j’aborde ce mythe de l’homme qui veut s’envoler, peut-être au moyen de son smartphone.
Il s’agissait à l’époque de parler de s’affranchir de nos modèles ; j’aborde ici le rêve, j’allais dire le fantasme, de vouloir échapper à la pesanteur. Rêve qui pourrait bien avoir une relation avec notre addiction au digital.
Être vivant, c’est être incarné. L’aventure se vit dans un corps qui présente l’inconvénient de nous soumettre à un certain nombre de contraintes. En effet, comparé à la pensée, le corps est lourd, le corps est lent, le corps est encombrant. Certes, nous avons inventé des moyens de transport qui nous permettent d’aller à l’autre bout du monde, mais c’est encore de la matière lourde et lente qui, de plus, ne décolle pas au bout de notre jardin. De plus le corps se putréfie et, avant cela, s’abîme, se détériore. C’est le prix existentiel de notre vie.
Voyages immobiles
L’Occident a ainsi inventé sa propre immortalité : Cogito ergo sum. Je pense, donc je suis de Descartes. Plus besoin d’incarnation pour exister, il nous suffit d’une pensée. Dès lors, il ne nous reste plus qu’à couper le lien de dépendance qui la relie au corps pour faire la nique à la mort et devenir immortels ; il ne nous reste plus qu’à nous fabriquer des ailes à l’aide de la technologie pour nous échapper du dédale de l’existence mortelle.
Ce projet peut s’exécuter de diverses manières : par le transhumanisme où des parties de nous-mêmes sont remplacées par des machines (pour parler simplement) ; par la chirurgie où les greffes permettent de remplacer, comme on le ferait pour une automobile dans garage, les parties défectueuses ou simplement inadaptées.
Mais une autre façon encore existe, moins spectaculaire, peut-être moins efficace : il s’agit simplement de plonger le nez dans son ordinateur ou son smartphone. Le voyage est instantané (même les quelques millisecondes de délais paraissent longues), l’esprit totalement focalisé est embarqué dans un ailleurs ou des relations qui peuvent changer à chaque seconde. Pour parler avec des personnes, pour visiter des endroits, pour explorer des amas de connaissances, aucun corporel ne vient s’interposer – si ce n’est le mouvement du pouce sur l’écran – pour nous permettre de réaliser nos désirs.
Il en résulte plusieurs choses. D’une part que des expériences non incarnées apportent des résultats… non incarnés, qui manque de chair et de contenu. D’autre part qu’il y a la perspective d’une morale tragique, comme dans la fin du mythe d’Icare où, pour mémoire, la cire avec laquelle il a confectionné ses ailes fond en s’approchant du soleil, ce qui le fait se précipiter dans la mer et mourir. Sommes-nous dans ce cas de figure ? Je l’ignore tout comme j’ignore comment notre désir de s’affranchir des contraintes corporelles pourrait se heurter à un obstacle.
Quelques hypothèses peut-être : le mur des ressources matérielles ou du réchauffement climatique (le digital produit déjà 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde et ce avec une augmentation de 9% annuelle) ; le mur d’une complexification galopante du monde avec une multiplication des interconnexions informatiques ; une apathie de plus en plus généralisée vis-à-vis du monde physique et réel.
Autant d’hypothèses dans le vague, avec néanmoins la conviction que le trop d’écran – et je ne suis pas nécessairement un exemple – est nuisible, pour les enfants comme pour les adultes. Ce contre quoi la réponse pourrait être, non pas dans des leçons sur ce qu’est ou n’est pas le digital, mais par une acceptation philosophique de notre nature véritable : des êtres de chair et de sang.