Jean Staune est un homme de synthèse et un penseur atypique. Diplômé en économie, management, philosophie, mathématiques, informatique et paléontologie, Jean Staune est enseignant dans le MBA d’HEC et auteur de plusieurs ouvrages dont plusieurs best-sellers (dont Notre existence a-t-elle un sens ? ou encore Les Clés du futur). Pour Dirigeant Magazine, il revient sur le rôle central que joueront les entreprises à l’avenir.
Plus que jamais, nous avons besoin de grilles de lecture qui nous permettent de donner un sens aux événements, d’appréhender les bouleversements que nous vivons. Comment caractériseriez-vous notre époque ?
Nous vivons en effet une période sans équivalent depuis 500 ans, un changement de civilisation lié à l’effet conjugué de cinq révolutions — technologique, conceptuelle, économique, sociétale et managériale — qui se renforcent les unes les autres. Il faudra être capable de faire évoluer nos organisations, nos stratégies, nos formations, nos outils, nos comportements et nos valeurs. Nous pouvons caractériser l’époque avec l’acronyme VICA : volatile, incertain, complexe, ambigu. Volatile, parce que la vérité d’un jour n’est plus celle du lendemain. Incertain, car nous sommes passés d’un monde linéaire, prévisible et en partie contrôlable à un monde chaotique et indéterminé.
Un monde complexe dans lequel un très grand nombre de variables interagissent entre elles. Cette complexité génère de l’ambiguïté : l’ami d’hier peut devenir l’ennemi de demain et inversement. Ces mutations comportent évidemment des risques importants, mais ouvrent des possibilités enthousiasmantes pour qui sait s’en saisir
La révolution technologique est-elle à l’origine des autres révolutions que vous évoquez ? Peut-elle être considérée comme « la cause des causes » ?
Oui, c’est la cause centrale et essentielle. Sans elle, la caisse de résonnance des réseaux sociaux n’existe pas. Mais il y a un autre phénomène plus fondamental encore : le changement de vision du monde. La science influence la société par la technologie, mais surtout par la vision qu’elle propose. Or nos représentations déterminent nos comportements. Aujourd’hui, les mots « big bang » et « quantique » ont pénétré l’inconscient populaire.
De nouveaux « GPS » sont nécessaires pour nous orienter, bien différents de ceux qui ont accompagné le développement du monde moderne et de la société occidentale. Ces outils nous sont donnés par les sciences de la complexité et la physique quantique.
L’ancienne vision — celle portée par Newton ou Laplace – concevait l’univers comme régi par les lois déterministes et donc entièrement prévisible. L’organisation scientifique du travail traduit cette vision. Il s’agit d’organiser et rationaliser le processus de production et d’administration, ainsi que le système d’autorité. Dans le monde d’aujourd’hui, les outils conceptuels issus de la science classique du XIXe et XXe siècle et qui ont inspiré l’organisation scientifique du travail, avec le taylorisme et ses structures hiérarchisées, ne sont plus des guides fiables. De nouveaux « GPS » sont nécessaires pour nous orienter, bien différents de ceux qui ont accompagné le développement du monde moderne et de la société occidentale. Ces outils nous sont donnés par les sciences de la complexité et la physique quantique. Il s’agit de la théorie du chaos, du principe d’incertitude, de l’« effet papillon » (petite cause, grands effets), des concepts d’auto-organisation ou encore de bifurcation (passage brutal d’un état d’équilibre à un autre sans retour possible à l’équilibre antérieur)… De plus en plus de dirigeants sont conscients de cela et gèrent, managent leur entreprise en tenant compte de ce changement de paradigme.
On parle de plus en plus de fin du capitalisme et pourtant le capitalisme ne s’est jamais porté aussi bien, semble-t-il. Il doit pourtant se réformer pour répondre aux enjeux sociaux et écologiques de notre temps. Comment imaginez-vous cette transition vers un modèle plus vertueux ? Est-elle seulement possible ?
Je crois que c’est possible. Le capitalisme est extrêmement résilient ; il arrive à faire de l’agent avec l’anticapitalisme. C’est ce à quoi on assiste avec le mouvement « slow ». Derrière le slow management ou la slow food, il y a un business. Nous assistons même à l’apparition d’une nouvelle marque de montre avec une seule aiguille qui marque l’heure sur un cadran de 24 heures afin de laisser le temps de vivre, de ne pas être pris par la vitesse. On fait de l’argent avec quelque chose qui va contre les préceptes du capitalisme (« le temps, c’est de l’argent »). Pour ce qui est des enjeux sociaux et écologiques, je pense que les jours du capitalisme classique, qui ne vise que le profit et détruit les hommes et la planète, sont comptés. Les citoyens des pays du monde entier vont s’organiser pour mettre fin à ses dérives. Au Maroc, un mouvement sans leader a appelé au boycott des produits Danone pour lutter contre la vie chère. La campagne anonyme lancée sur les réseaux sociaux contre la « cherté de la vie » cible également les stations-service Afriquia et l’eau minérale Sidi Ali, également leaders sur leur marché au Maroc. En un semestre seulement, les ventes de Danone ont chuté de 40 %. Pour la multinationale française, ce boycott a été une énorme surprise. Personne ne semblait s’attendre à un tel mouvement. Ces entreprises ont fait machine arrière et ont été contraintes de tout accepter.
Le capitalisme va forcément évoluer et l’entreprise devenir plus inclusive.
Demain, ce phénomène existera à la puissance 10. Le vrai pouvoir est entre les mains des consommateurs, pourvu qu’ils sachent agir ensemble pour peser collectivement. Nous manifesterons contre les entreprises plus que contre les gouvernements. Le capitalisme va forcément évoluer et l’entreprise devenir plus inclusive.
L’entreprise inclusive est selon vous le modèle du futur ?
Je pense que demain, l’entreprise constituera le seul pilier qui restera dans la société. Les institutions, les représentants politiques et les corps intermédiaires rencontrent tous aujourd’hui un sérieux problème de légitimité. Les experts eux-mêmes sont confrontés à ce phénomène. Les diagnostics des médecins par exemple sont toujours plus questionnés ; les patients se rendent sur doctissimo pour les valider… La confiance s’est dissipée. Bien sûr, cela concerne aussi l’entreprise, mais c’est le seul outil qu’il nous reste pour changer le monde. Les leviers de contrôle de l’économie sont en effet dans les mains des consommateurs et des entreprises. Pour être et rester crédibles, les entreprises devront de plus en plus respecter un certain nombre d’exigences relatives à l’ensemble des parties prenantes. L’entreprise inclusive est celle qui réussit à recueillir l’assentiment des consommateurs. C’est par exemple la CAMIF. Après la faillite de l’historique Coopérative de consommation des Adhérents de la Mutuelle d’assurance des Instituteurs de France, Emery Jacquillat a rebâti l’entreprise sur l’idée même de communauté. Avant tous les autres, il s’est positionné sur le créneau du Made in France. Aujourd’hui, la CAMIF propose à ses clients de faire le tour de France des entreprises qui la fournissent. Clients et ouvriers co-conçoivent alors les produits de demain. L’entreprise n’est plus simplement un lieu de fabrication, mais de rencontre ; elle ne crée plus simplement du profit, mais du lien. Elle fait plus que de gagner de l’argent. La CAMIF met également en relation les clients entre eux. Vous souhaitez acquérir un fauteuil ? Quoi de mieux que de vous rendre chez une personne qui a déjà acheté le produit pour lui poser des questions ?