Quand tout va le plus mal, nous sommes peut-être au bord de notre rebond. A condition d’avoir la clairvoyance et le courage d’en saisir l’opportunité. Le 22 juin 1941, les blindés du Reich nazi s’élançaient contre la Russie. Tout semblait perdu pour ce qui restait de démocratie en Europe. De prétendus réalistes affirmaient qu’il n’y avait plus qu’à choisir entre la peste brune et la rouge. En réalité, il ne restait à Hitler et Mussolini que quatre ans à vivre. La fin du stalinisme commencerait quinze ans plus tard, le 25 février 1956, avec le discours secret de Nikita Khrouchtchev sur les crimes de Staline.
Aujourd’hui, nombre d’experts nous invitent à gérer notre inéluctable déclin, celui de l’Europe, celui de la planète ! Nous avons pourtant en main les atouts nécessaires pour construire ensemble notre Renaissance. A condition de nous débarrasser, au plus vite, de ce qui a préparé, depuis quatre décennies, la crise de 2008 et notre descente aux Enfers : la prédominance de valeurs perverses et d’une vision complètement erronée du monde, du marché, de l’entreprise et de l’Homme.
La perfection comme point de mire
La notion de perfection est utile si elle constitue un idéal qui nous tire en avant, nous aide à agir chaque jour, nous propose un but justifiant nos efforts. C’est pour cela qu’ingénieurs, architectes, artistes italiens se sont efforcés, au XVe siècle, d’imaginer la Cité idéale au moment même où se construisait le monde moderne. Pico della Mirandola proclame dans un traité le droit de l’homme à la dignité. Pour la première fois, les peintres dominent l’espace grâce à la perspective géométrique définie par Bruneleschi, architecte de génie. Pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain, les artistes peignent à nouveau des portraits réalistes. Pas seulement des portraits de puissants, aussi de simples citoyens. C’est symbolique d’un respect émergent, pour chaque personne, d’une acceptation tolérante des différences.
Désormais, la recherche de la perfection se situe au niveau du talent personnel de l’artiste. Il ne s’agit plus de se soumettre aux canons d’une beauté idéale, récusant les différences individuelles, ou aux dictats des pouvoirs religieux ou laïques qui avaient instrumentalisé l’art. Commence la lente construction d’une société cherchant à devenir démocratique, où chacun, unus inter pares, voit dans les autres des égaux, revendique sa liberté de jugement au lieu de continuer à baisser les yeux devant le souverain. Depuis la fin du Moyen-âge, monte une vague d’individualisme ; des citoyens libres, des entrepreneurs fondent des communes libres en Italie et dans l’Europe du Nord avec la Ligue hanséatique.
La perfection contre le progrès
L’invocation de la perfection devient perverse lorsqu’elle est exploitée pour refuser les progrès et bloquer l’innovation. C’est arrivé à l’Empire romain dont les dirigeants craignaient le changement. Ils s’estimaient parfaits, tout changement ne pouvait donc qu’entraîner une décadence. Ils ont négligé des technologies qui auraient pu leur offrir la machine à vapeur et déclencher la révolution industrielle avec 1700 ans d’avance ! Ils préféraient exploiter la force de millions d’esclaves. Résultat : l’empire géré par des dirigeants méprisant la majorité de ses habitants a fini par s’effondrer. Le mépris est, à terme, une maladie mortelle pour les organisations ; croire que tout va continuer comme par le passé est, aujourd’hui, plus que jamais suicidaire. L’arrogance rend aveugle. Pourtant, nombre de directions d’Etats et d’entreprises continuent à penser que le changement, par exemple numérique, est pour les autres, que leur pouvoir et leurs profits immédiats sont l’essentiel. Le renforcement actuel des organisations autoritaires, pyramidales, d’entreprises sourdes, cloisonnées, exploitant le numérique plus pour contrôler les hommes que pour innover, va de pair avec la montée des tendances autoritaires en politique.
Ces évolutions dangereuses ignorent les leçons du passé. Elles sont dans la ligne d’un long détournement du concept de perfection pour retirer aux individus le droit d’exercer leur libre arbitre. Rappelons-nous que c’est au nom de l’existence d’un monde parfait au-dessus de nos têtes que l’on a condamné à mort, vers 437 av. J.-C, Anaxagore, le maître de Socrate. Un décret avait été pris contre « ceux qui niaient les choses divines ou qui répandaient, dans leur enseignement, des théories sur les phénomènes célestes. » Anaxagore était coupable d’avoir émis l’hypothèse que la lune était constituée de pierre et reflétait la lumière du soleil, planète en pierre aussi mais chaude. Deux mille ans après la condamnation d’Anaxagore, Giordano Bruno, que le Vatican n’a toujours pas réhabilité, payait sa géniale liberté de pensée, brûlé vif le 17 février 1600 ! On lui avait refusé de l’étrangler ! Galilée allait devoir renier ses convictions scientifiques et mourir brisé de chagrin. Résultat, l’essor scientifique et technique de l’Italie a été, lui aussi, brisé pour près de trois siècles !
Il n’y a pas de progrès des connaissances, ni aussi de progrès humain, si l’on n’accepte pas l’imperfection. Le refus de l’imperfection implique que l’on prétende détenir la vérité absolue.
Tout au long de l’histoire, au nom d’un pouvoir parfait, d’une vérité parfaite, on a retiré aux hommes le droit d’utiliser leur intelligence personnelle, leur capacité d’observer avec leurs propres yeux, de réfléchir. Cela continue aujourd’hui à provoquer des désastres économiques, écologiques et des massacres.
L’atout essentiel de l’Europe : la culture de la tolérance
La croyance en un savoir parfait, et donc en l’autorité absolue de ceux qui en sont détenteurs, arme le bras des fanatiques, intégristes de l’Inquisition catholique hier, des terrorismes islamistes ou d’extrême droite aujourd’hui. Ce credo continue à entraver le progrès scientifique, technique, humain. Au moment où la Chine prétend exploiter l’intelligence artificielle pour devenir la première puissance technologique et dominer le monde, l’exemple soviétique mérite d’être médité pour répondre à une question capitale : peut-on rester durablement innovant sans liberté de penser, sans démocratie ? Protégé de Staline, le charlatan Lyssenko a pu imposer ses thèses anti-scientifiques contre la génétique, science bourgeoise, faisant emprisonner ses contradicteurs, provoquant des désastres en agriculture ! Pendant des années, n’osant contredire le petit père des peuples, de bons généticiens français, membres du parti communiste français, ont renié leurs savoirs ou gardé un silence gêné. Le pouvoir soviétique a eu la prudence de laisser plus de liberté dans les disciplines directement utiles à son effort militaire et spatial, avec des succès qui ont trompé l’opinion internationale. Cela masquait un ralentissement dans les autres domaines : au cours des dernières années du régime, la qualité des productions industrielles civiles chutait, l’espérance de vie baissait !
Malgré les prétentions du parti communiste chinois, les atouts essentiels de l’Europe, de ses entrepreneurs et citoyens, ce sont une liberté de pensée et une culture de la tolérance plus développées (encore) que partout ailleurs dans le monde.