On l’accuse de tous les maux et de détruire la planète. Et pourtant, face à ce péril imminent, le capitalisme semble incapable de se réformer de lui-même. Le détruire purement et simplement apparaît aujourd’hui complètement irréaliste. Comment sortir de cette impasse et se frayer un chemin vers une alternative crédible ?
On l’accuse de tous les maux. Et certaines accusations à son encontre sont fondées. Pourtant, le capitalisme se porte à merveille. Malgré ses crises successives, celui-ci a toujours su se réinventer et survivre à une destruction que beaucoup – et Marx le premier – ont annoncée. Luc Boltanski et Eve Chiapello[1] montrent comment le capitalisme fait preuve d’une extraordinaire capacité d’adaptation et d’invention en finissant toujours par intégrer les critiques qu’il suscite pour survivre. Ceux qui prophétisent la fin du capitalisme peuvent néanmoins être rassurés : ils auront sans doute raison un jour, car rien n’est éternel en ce bas monde. En attendant, le capitalisme triomphe partout. Et ironie de l’Histoire, c’est dans un pays gouverné par un régime qui se définit comme communiste – la Chine — que le capitalisme se manifeste avec le plus d’éclat.
Le problème, ce n’est pas « l’homme »
Mais voilà que l’urgence climatique nous rattrape et que la question de la soutenabilité de notre mode de croissance se pose à nous. L’alarme est tirée depuis longtemps, mais la mobilisation peine à se hisser à la hauteur des enjeux. Le dernier rapport du GIEC, particulièrement alarmant, appelle à des mesures sans précédent afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5°, limite au-delà de laquelle les risques seraient accrus. Des transitions « rapides » et « sans précédent » doivent être engagées dans tous les secteurs (industrie, énergie, infrastructures…). De nombreux appels ont été relayés dans les médias pour provoquer une prise de conscience salutaire. Le capitalisme doit se réformer, remettre en cause un modèle fondé sur une croissance infinie.
La critique a été prompte à s’exprimer. Dans une tribune parue dans Le Monde Diplomatique, l’économiste Frédéric Lordon a condamné ces appels avec véhémence. « Ce qui détruit la planète, ça n’est pas l’“homme” : c’est le capitalisme. On comprend que de partout, entre niaiserie humaniste des uns et refus catégorique des autres, on peine à se rendre à cette idée qui, si elle était prise au sérieux, serait, en effet, de quelque conséquence. » Pour Lordon, ce n’est pas homme en général qui est responsable de ce qui nous arrive, mais le système capitaliste. Il est vain de le réformer. Pas de tergiversations ni d’enfumage, il faut l’abattre.
Construire un avenir anticipateur
Dans un texte publié en 2015, Erik Olin Wright, professeur de sociologie à l’Université du Wisconsin, qualifie de « fantasme » ce projet consistant à vouloir détruire le système capitaliste. « Le capitalisme n’est pas destructible, du moins si vous souhaitez construire un avenir émancipateur ». La seule véritable expérience alternative au capitalisme — la collectivisation des moyens de production – s’est en effet révélée un échec économique, écologique et humain. Sans contre-modèle viable substituable au capitalisme, le remède proposé peut s’avérer pire que le mal lui-même.
La perspective d’un effondrement brutal du capitalisme par les forces anticapitalistes n’est ni réaliste ni même souhaitable. Comme ne l’est pas non plus la réponse – tentante pour beaucoup – consistant à s’extraire de l’économie monétaire et du marché, par exemple s’installer à la campagne pour élever des chèvres et cultiver des légumes bio. Pour Wright, cette échappatoire individuelle ne participe pas à l’élaboration d’une vision politique porteuse d’avenir. Il ne peut y avoir de solution que collective.
Une société centrée sur les communs
Comment faire mentir les Cassandre ? Si le capitalisme est responsable du péril climatique annoncé et si le renverser s’avère impossible, comment sauver notre peau ? «Les anticapitalistes entendent prendre le pouvoir politique pour faire changer les choses.[…] Nous nous situons dans une logique autre. Nous aspirons à construire une économie post-capitaliste et nous nous efforçons en premier lieu de changer les choses, d’expérimenter, d’imaginer une économie préfiguratrice centrée sur les communs au sein même du capitalisme actuel. Nous ne sommes donc pas dans l’opposition frontale, mais dans la reconstruction »[2], affirme Michel Bauwens, l’un des théoriciens du P2P[3] (pair-à-pair) et promoteur d’une société centrée sur les communs.
Les communs sont des biens gérés collectivement par une communauté s’organisant localement ou à travers une association. Cette communauté se donne des règles quant à l’utilisation de cette ressource et aucun des membres ne peut prétendre à la propriété exclusive de cette ressource (gouvernance et propriété partagée).
Modèle vertueux
Les commoners recherchent la création de formes marchandes dites génératives ou non extractives. « Pour comprendre la différence entre l’extraction et la génération, on peut prendre l’exemple des systèmes agricoles. L’agriculture industrielle appauvrit et altère les sols (modèle extractif) ; la permaculture les enrichit et assainit (modèle génératif). Les entrepreneurs génératifs cherchent à créer de la rémunération, de la rétribution autour de choses qui ont du sens »[4]. Il ne s’agit pas, contrairement à l’économie dite collaborative de type Uber ou AirBnB, de capter la valeur en exerçant un droit de péage sur les échanges sans investir dans le renouvellement des infrastructures, mais de créer de la valeur ajoutée profitable à tous. Une autre notion importante dans la théorie des communs est celle de « cosmo-localisation », l’articulation des réseaux de coopération immatérielle avec les capacités de production collaborative.
En ajustant et localisant la production au plus près de la demande, le modèle des communs est vertueux sur le plan environnemental et contribue à la (re) vitalisation des territoires. Deux problèmes cruciaux de la crise capitaliste trouvent ici une issue favorable.
Plus réaliste
Le néolibéralisme, le capitalisme financier, les multinationales ont plus à craindre de ces nouveaux mouvements sociaux que des discours anticapitalistes. Pour dépasser le capitalisme, la stratégie la plus efficace ne consiste pas à combattre le système de front, mais à le « hacker », à l’améliorer de l’intérieur en le subordonnant à une logique autre. C’est l’hypothèse la plus optimiste et surtout celle qui offre le plus de prise à l’action humaine.
[1] L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
[2] Interview de Michel Bauwens, Dirigeant Magazine n°123, octobre 2018.
[3] Le P2P, littéralement pair-à-pair, désigne à l’origine la capacité des ordinateurs à être en contact les uns avec les autres sans autorité régulatrice centrale. Par extension, Michel Bauwens entend par P2P la dynamique sociale qui permet à des gens du monde entier de s’auto-organiser pour produire de la valeur en commun.
[4] Interview de Michel Bauwens, Dirigeant Magazine n°123, octobre 2018.
Article initialement paru sur www.forbes.fr