Face aux événements actuels, êtes-vous pofigistes ?

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L’abus d’alcool est dangereux pour la santé – Crédit : Pexels – Simon Matzinger

Quelle attitude adopter face à l’absurdité et l’imprévisibilité du cours des choses ? Question philosophique par excellence à laquelle les Russes ont trouvé une réponse.

Guerre au Kurdistan et impuissance de l’Occident face à ce qui apparaît comme la fin actée de ce qui restait de l’ordre géopolitique de l’après-guerre ; urgence écologique et incapacité à nous hisser à la hauteur des enjeux pour espérer élaborer une ébauche de solution ; inégalités croissantes provoquées par un système motivé par la seule recherche du profit ; résurgence des fanatismes et de discours d’un autre âge (antidarwinisme, platisme…), amplifiés ad nauseam par les réseaux sociaux.

L’époque semble décidément sombrer dans les ténèbres. C’est du moins un sentiment partagé par beaucoup. Le progrès est semblable à un balancier. Pendant des siècles, celui-ci a accompli sa course dans le sens de l’émancipation, pour nous Occidentaux du moins. Depuis des décennies déjà, ce mouvement s’est arrêté. Aujourd’hui, nous assistons tétanisés au spectacle du retour en arrière. Retour en arrière ? Michel Onfray parle de décadence, d’effondrement de la civilisation judéo-chrétienne qui a forgé l’Occident pendant deux mille ans.

S’abandonner à vivre

Le moral est au plus bas. Dans ce contexte pesant, comment retrouver (un peu) le goût de la vie ? Peut-être en détournant notre attention du futur pour l’orienter un peu plus vers le présent. La sagesse stoïcienne nous invitait déjà à vivre dans l’instant, sans rien espérer. Le passé n’existe plus, l’avenir pas encore ; seul le présent est finalement réel, palpable, digne d’intérêt.

Un mot apporté par l’écrivain Sylvain Tesson exprime un état d’esprit un peu différent : « pofigisme ». Ce mot est tiré du mot russe « пофигизм » (« pofighizm »), un dérivé du verbe « se ficher de » ou « faire abstraction de ». Il désigne l’attitude face à l’absurdité du monde et l’imprévisibilité des événements.

Le pofigisme est un état de passivité intérieure corrigée par une force vitale.

Le pofigisme consiste ainsi en l’accueil de ce qui vient. Dans un monde sur lequel nous n’avons plus prise, le pofigisme nous enjoint à nous laisser porter par le courant des événements. « Il désigne une attitude face à l’absurdité du monde et à l’imprévisibilité des événements. Le pofigisme est une résignation joyeuse, désespérée face à ce qui advient. Les adeptes du pofigisme, écrasés par l’inéluctabilité des choses, ne comprennent pas qu’on s’agite dans l’existence […]. Ils accueillent les oscillations du destin sans chercher à en entraver l’élan. Ils s’abandonnent à vivre. […] Les Russes se vantent d’opposer leur pofigisme intérieur aux convulsions de l’Histoire, aux soubresauts du climat, à la vilenie de leurs chefs. Le pofigisme n’emprunte ni à la résignation des stoïciens ni au détachement des bouddhistes. Il n’ambitionne pas de mener l’homme à la vertu sénéquéenne ni de dispenser des mérites karmiques. Les Russes demandent simplement qu’on les laisse vider une bouteille aujourd’hui, car demain sera pire qu’hier. Le pofigisme est un état de passivité intérieure corrigée par une force vitale. […] Le profond mépris envers toute espérance n’empêche pas le pofigiste de rafler le plus de saveurs possible à la journée qui passe. »[1]

Entre fatalisme et résilience

Entre passivité et force, entre pessimisme et vitalisme, entre fatalisme et résilience, entre le très punk « no future » et l’épicurien « carpe diem », cette manière de considérer la vie nous invite à une forme d’indifférence et à retrouver le plaisir au cœur même du quotidien. Elle est une composante essentielle de la célèbre « âme russe »[2]. Peut-être sera-t-elle, avec les temps qui s’annoncent, plus universelle.

A l’opposé du défaitisme, le pofigisme ne doit pas nous faire oublier qu’il existe dans ce monde des choses que l’homme est en mesure de changer. Les Russes, après tout, ne se sont jamais laissés soumettre, sauf par ceux qu’ils ont porté au pouvoir… et qu’ils ont défait par la suite. La vie, malgré tout ! Contre tout !


[1] Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre, Gallimard Folio, 2019.

[2] « L’âme russe peut être décrite comme une tendance culturelle des Russes à décrire la vie et les événements d’un point de vue religieux et philosophiquement symbolique. En Russie, l’âme d’une personne est la clé de l’identité et du comportement d’une personne qui assimile la personne à son âme. La profondeur, la force et la compassion sont des caractéristiques générales de l’âme russe. Selon Dostoïevski, « le besoin spirituel le plus élémentaire du peuple russe est la nécessité de la souffrance ». Les idées de Dostoïevski sur l’âme russe sont étroitement liées au christianisme orthodoxe oriental, à son idéal du Christ, à sa souffrance pour les autres, à sa volonté de mourir pour les autres et à son humilité tranquille » (source : Wikipedia)

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