Et si le passé contenait en germe les solutions pour traverser les nombreuses crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui ? Non pas le passé tel qu’il s’est effectivement produit, mais celui tel qu’il aurait pu se être…
En à peine plus d’un siècle, notre relation au progrès a s’est inversée. Pour mesurer l’ampleur de ce retournement, revenons sur quelques lignes du philosophe allemand Walter Benjamin au début des années 1940. Benjamin propose une interprétation de l’Angelus Novus de Paul Klee (renommé « l’Ange de l’Histoire »), une aquarelle peinte en 1920. « L’Ange de l’Histoire […] a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparaît devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds. Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s’est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l’Ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruines devant lui grandit jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête »[1].
L’idée même de progrès est devenue suspecte
Cet ange de l’histoire se trouve pris aujourd’hui, 80 ans après la réflexion de Walter Benjamin, dans une tempête contraire. C’est l’analyse de Zygmunt Bauman dans Retrotopia, son ouvrage posthume paru en 2019. Le visage de l’Ange de l’Histoire est désormais tourné vers l’avenir et ses ailes poussées en arrière par une tempête venue cette fois d’un avenir qui nous terrifie par avance. Cette tempête le jette vers le « Paradis du Passé » ; l’ange impuissant ne peut plus refermer ses ailes.
Non seulement le futur ne constitue plus « le milieu naturel des espoirs et des attentes », mais « il est devenu le réceptacle de tous les cauchemars ».
Ainsi se définit la rétrotopie, la volonté d’un retour à un passé plus ou moins mythifié. Nous rêvons de retour en arrière tant l’avenir nous paraît imprévisible et insécurisant. Tout semble pouvoir se produire ; rien ne paraît plus véritablement acquis ou absolument certain. L’idée même de progrès est devenue suspecte. Non seulement le futur ne constitue plus « le milieu naturel des espoirs et des attentes », mais « il est devenu le réceptacle de tous les cauchemars »[2].
Mesurons à quel point tout s’est accéléré depuis quelques décennies. A la fin du XIXe siècle, un enfant avait sa trajectoire toute tracée. Il prenait le métier de son père qui était souvent aussi celui de son grand-père, il vivait à proximité de son lieu de naissance, souvent même dans la maison qui l’avait vu naître. C’était le « monde de la sécurité »[3] dont parle Stephan Zweig. Cette stabilité a volé en éclats. Un enfant né en 2019 aura la possibilité de changer de sexe ou d’épouser quelqu’un du même sexe que lui, c’est-à-dire de s’affranchir de déterminismes biologiques, culturels et sociaux puissants ; il pourra abandonner sa religion ou d’en changer, faire sa vie de l’autre côté du globe en exerçant un métier qui n’existe peut-être pas encore à l’heure où j’écris ces lignes…
L’imaginaire joue un rôle déterminant pour modeler l’avenir
Ces changements fulgurants à l’échelle de l’histoire humaine, que le philosophe allemand Hartmut Rosa[4] désigne sous l’expression d’« accélération sociale », ont de quoi déboussoler. Ils génèrent un climat anxiogène bien compréhensible. Parallèlement, l’évolution du capitalisme s’accompagne d’une montée de l’individualisme et des inégalités. En réaction, les populismes fustigent ces « élites progressistes » qui encouragent des transformations toujours plus profondes dans les structures économiques et sociales. Ces transformations provoquent des crispations identitaires et des replis nationalistes. Le modèle communautaire tribal, contraire à la valeur d’égalité en droit, se voit réhabilité. L’obscurantisme religieux retrouve de la vigueur, comme les discours antisciences.
A cette crise intellectuelle, politique et sociale s’ajoute la crise écologique qui remet totalement en cause notre modèle de développement économique. Les principes de la culture universelle européenne se sont épuisés et aucune pensée nouvelle n’arrive à prendre en charge la complexité de ces problèmes. Des réponses urgentes et inédites s’imposent. Dans ce climat, le seul point fixe auquel se raccrocher est ce passé que les rétrotopies fabriquent et idéalisent. Car l’Age d’or n’a jamais existé.
Par quels moyens décadenasser le présent et le mettre au service du futur sans pour autant retomber dans les écueils du passé ? Peut-être par le truchement de l’imaginaire, plan intermédiaire « entre la réalité concrète perçue par les sens et le monde abstrait de la raison »[5], plan constitué de souvenirs, de sensations, d’anticipations, de simulations et de fictions qui structurent nos représentations, influencent nos décisions et motivent nos comportements. Ainsi, l’imaginaire joue un rôle déterminant pour modeler l’avenir. L’une de ses manifestations, l’uchronie, « l’histoire refaite en pensée telle qu’elle aurait pu être et qu’elle n’a pas été »[6], apparaît comme particulièrement prolifique à cet effet.
Désir de futurs jamais réalisés
Le roman de Laurent Binet, Civilizations[7], grand prix du roman de l’Académie française, s’inscrit dans cette veine. L’auteur propose une autre histoire de l’Occident. Entre 989 et 1020, il est avéré que des marins vikings – peut-être quatre-vingt-dix hommes et femmes au total – abordèrent les rivages de Terre-Neuve et construisirent trois salles communes et de multiples huttes en tourbe. Et si certains d’entre eux avaient prolongé leur périple en longeant la côte Est de l’Amérique ? C’est l’hypothèse qui sert de point de départ à Laurent Binet. Ces navigateurs apportent aux peuples autochtones qu’ils rencontrent la maîtrise du fer, des chevaux et, se mêlant à eux, les immunisent contre leurs maladies. A partir de cette bifurcation, c’est une tout autre histoire qui s’écrit. 500 ans plus tard, Christophe Colomb débarque à Cuba, mais la conquête tourne court face à de redoutables Cubains. Il meurt en captivité sur l’île. Quelques années plus tard, c’est Atahualpa, empereur inca en déroute sur son propre continent, qui est contraint de débarquer à Lisbonne avec une poignée d’hommes et de femmes. Il entre en Espagne. Les circonstances l’amènent à devenir rapidement maître de la péninsule en capturant Charles Quint.
Très vite, par le jeu des alliances, Atahualpa conquiert une grande partie de l’Europe, le « Cinquième Quartier ». La très tolérante religion du soleil des Incas fait de plus en plus d’adeptes et s’impose face à l’intransigeance de l’Inquisition catholique et de la Réforme luthérienne. Les terres ne sont plus accaparées par un petit nombre ; un système agricole coopératif est instauré et met fin à la féodalité. A partir de ces nouvelles prémisses se dessine une autre modernité, une modernité vierge du colonialisme, du capitalisme, de l’occidentalocentrisme.
Pour nous qui les contemplons longtemps après que l’histoire du monde a rendu son verdict, les augures semblent toujours d’une clarté implacable. Mais la vérité du présent, quoique plus brûlante, plus bruyante et pour tout dire plus vivante, s’offre bien souvent dans une forme plus confuse que celle du passé, ou parfois même de l’avenir.
Laurent Binet
Ces récits uchroniques permettent ainsi de dépasser la déploration du présent par l’exploration du passé. A la lecture de Civilizations, nous mesurons le caractère crucial de l’événement qui vient rompre avec les déterminismes sociaux et les séries causales. « Pour nous qui les contemplons longtemps après que l’histoire du monde a rendu son verdict, les augures semblent toujours d’une clarté implacable. Mais la vérité du présent, quoique plus brûlante, plus bruyante et pour tout dire plus vivante, s’offre bien souvent dans une forme plus confuse que celle du passé, ou parfois même de l’avenir »[8]. Comme le rappellent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans un texte de 1984, « l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société. »[9] L’histoire se situe toujours sur une ligne de crête ; elle bascule tantôt sur un versant, tantôt sur un autre. L’imaginaire peut explorer ces versants abandonnés. Il libère les potentialités qui ne se sont pas actualisées au cours de l’histoire et les rend présentes. Jacques Derrida nomme hantologie[10] la manifestation de ces « spectres » du passé qui hantent le présent, le désir de ces futurs jamais réalisés.
Exhumer les futurs perdus
L’uchronie ne se réduit pas à une simple fictionnalisation du passé ; elle ne constitue pas non plus un refuge contre le réel ou un refus du réel. Son n’est pas de nous divertir ou de faire diversion. L’uchronie remplit une triple fonction.
Quand le présent a abandonné le futur, nous devons écouter les reliques de ce dernier dans les potentiels non activés du passé.
Mark Fisher
L’uchronie permet d’abord de nous rassurer. Nous vivons dans la peur du futur, mais ce sentiment mérite d’être tempéré. Car le monde actuel aurait pu être pire. L’uchronie nous fait toucher du doigt ces possibles auxquels nous avons fort heureusement échappé. Pour s’en convaincre, il suffit de se replonger dans Le Maître du Haut Château[11] de Philip K. Dick, roman qui dépeint un monde situé dans les années 1960 résultat de la victoire des forces l’Axe sur les Alliés. Allemands et Japonais se partagent le monde.
Ce récit nous conforte dans l’idée que notre monde actuel n’est certes pas le meilleur des mondes possibles comme le concevait Leibniz, mais pas non plus le pire. L’avenir se profile de la même manière. La fatalité n’existe pas. L’uchronie nous enseigne que l’avenir est ouvert et que l’agir humain a prise sur lui.
Ensuite, cette archéologie permet de valoriser les ressources inexploitées du passé en les transposant dans le contexte actuel. Le passé recèle d’innombrables idées pertinentes qui n’ont pas trouvé la réussite. Un ouvrage collectif, Rétrofutur[12] compile ainsi des innovations laissées sans suite au cours de l’Histoire : le bélier hydroélectrique de Joseph Montgolfier (1792), le moteur pyréolophore de Claude et Nicéphore Niépce (1806), l’effet Magnus et de ses applications (1852), la thermopile de Charles Clamond (1869), le tricycle et le bateau électrique de Gustave Trouvé (1881), la pile de Charles Féry (1918)… De quelle société toutes ces innovations auraient-elles pu accoucher ? Ces idées vite avortées auraient pu en effet donner un autre visage au développement de notre civilisation industrielle. Elles auraient pu en modifier la logique et peut-être l’issue. La crise écologique actuelle n’était sans doute pas inéluctable… Ces innovations mériteraient de sortir de l’oubli pour être expérimentées et perfectionnées. C’est d’ailleurs le cas pour certaines d’entre elles.
Enfin, ces futurs perdus peuvent agir comme autant de contrepoints qui interrogent nos évidences. Ces évidences masquent notre horizon et expliquent notre impuissance à nous projeter. La confrontation à ce qui aurait pu se produire autrement permet d’ébranler les fondements de nos croyances, de les déconstruire, de les relativiser, de les dépasser. Parmi les évidences à questionner, celle qui érige le capitalisme en système indépassable, sans alternative crédible. La fiction de Laurent Binet imagine qu’un autre héritage aurait pu nous être légué.
« Quand le présent a abandonné le futur, nous devons écouter les reliques de ce dernier dans les potentiels non activés du passé »[13], résume le philosophe britannique Mark Fisher. L’uchronie permet de retrouver les imaginaires du passé et d’en exhumer les futurs perdus (expériences, idées, inventions…) pour ouvrir le champ du possible. L’uchronie comme la rétrotopie fantasme notre passé. Mais si la rétrotopie nous condamne à en revivre les aspects les plus sombres, l’uchronie, en réinventant l’histoire, peut générer des solutions créatrices pour résoudre les crises actuelles.
[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Payot, 2013.
[2] Zygmunt Bauman, Retrotopia, Premier Parallèle, 2019.
[3] Stephan Zweig, Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Les Belles Lettres, 2013.
[4] Hartmut Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.
[5] Jean-Jacques Wunenburger, L’imagination mode d’emploi ? Une science de l’imaginaire au service de la créativité, Editions Manucius, 2011.
[6] Dictionnaire général des sciences humaines, Sous la direction de Georges Thinès et Agnès Lempereur, Editions Universitaires, 1975.
[7] Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019.
[8] Ibidem.
[9] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mai 68 n’a pas eu lieu, Les Nouvelles du 3 au 9 mai 1984.
[10] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Editions Galilée, 1993.
[11] Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château, Editions J’ai lu, 2001.
[12] Sous la direction de Cédric Carles, Thomas Ortiz et Eric Dussert, Rétrofutur, une contre-histoire des innovations énergétiques, Editions Buchet Chastel, 2018.
[13] Mark Fisher, « The Metaphysics of Crackle: Afrofuturism and Hauntology », Dancecult : Journal of Electronic Dance Music Culture, volume 5, no2, 2013.