Comment un collectif – famille, entreprise ou société tout entière – peut-il résister à un choc aussi profond et durable que celui de la Covid-19 sans se disloquer ? Comment peut-il se reconstruire en évitant la polarisation entre extrêmes ? La question n’est pas simple, mais elle n’est pas nouvelle. Des années 20 aux années 50, dans un monde transformé par la révolution et la guerre, les idéologies extrêmes de gauche et de droite ont alimenté des espoirs utopiques et des craintes dystopiques.
Durant cette période en Grande-Bretagne, un groupe informel d’écrivains, d’artistes, de photographes et de cinéastes parmi lesquels George Orwell s’est efforcé de répondre en forgeant une politique résistant aux idéalismes vides et aux abstractions totalisantes de leur époque. Leur conviction était que les gens qui vaquent à leurs occupations quotidiennes possèdent la perspicacité, la vertu et la détermination nécessaires pour construire une bonne société. Dans leurs poèmes, romans, essais, films, peintures et photographies, ils ont témoigné de la capacité des gens ordinaires à surmonter les contradictions supposées insolubles entre tradition et progrès, patriotisme et diversité, droits et devoirs, nationalisme et internationalisme, conservatisme et radicalisme. Ce mouvement ne s’étant jamais structuré, il a fini par se disperser, mais a gardé une influence durable. À l’heure où les extrêmes menacent à nouveau, sa pensée mérite d’être redécouverte et il offre une piste pour échapper à l’impuissance.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne est ruinée, mais les élections de 1945 qui portent au pouvoir le parti travailliste traduisent un formidable optimisme. Les affiches et les pamphlets peignent une vision de l’avenir où tout est frais, brillant et hygiénique. Comme presque tout le monde à l’époque, le gouvernement Attlee est convaincu que tout peut être réalisé avec de l’expertise, un plan adéquat et une action confiante menée par l’État. Il traduit ainsi la conviction aristocratique que les experts, les fonctionnaires et les hommes politiques savent ce dont le pays a réellement besoin et comment y parvenir, au contraire des gens ordinaires. La professionnalisation des partis politiques et la bureaucratisation du gouvernement engendrent alors un culte de l’expertise et du détachement scientifique, et le sentiment que la jouissance par les gens ordinaires des plaisirs de la vie quotidienne est un signe qu’ils se trompent de priorités et que les aspects fondamentaux de leurs affaires sont mieux gérés pour eux depuis le sommet.
Cette posture correspond à l’époque à celle des intellectuels idéalistes, obsédés par « le système » plutôt que par les gens qui le composent. Leur objectif déclaré est de prendre du recul par rapport au particulier, au local et à l’ici et maintenant, et de saisir les complexités du « système », afin de conduire des changements d’une ampleur jamais vue depuis la révolution industrielle. Mais cette focalisation sur un avenir idéal, sur ce que le pays devrait être plutôt que sur ce qu’il est, les éloigne de la vie réelle des gens.
Elle traduit ce qu’Orwell appelle « la superficialité émotionnelle des gens qui vivent dans un monde d’idées et qui ont peu de contact avec la réalité physique. » Que l’idéalisme soit tourné vers le passé, traduisant une nostalgie d’un âge d’or perdu, ou qu’il soit tourné vers un futur utopique, il traduit toujours un profond dégoût pour le monde tel qu’il est réellement.
Cette superficialité et ce dégoût du réel n’ont pas disparu. Aujourd’hui, dans les départements de sociologie, d’études culturelles et d’anthropologie du monde entier, il existe un vaste champ d’études sur le « quotidien », mais la littérature qu’il produit est largement incompréhensible. L’une des raisons est qu’elle repose souvent sur l’idée marxiste selon laquelle lorsque les gens apprécient leur expérience quotidienne, cela est dû à leur manque de conscience. De même, le désir de pureté idéologique qui caractérise de nombreux groupes militants aujourd’hui les amène souvent à dénoncer les activités quotidiennes comme étant, au mieux, une distraction de « la lutte générale » ou, au pire, une contribution aux injustices mêmes qui devraient être combattues. La difficulté fondamentale à laquelle sont confrontés tous les idéalistes est qu’ils sont incapables de décrire un avenir meilleur autrement que dans des abstractions vagues et pratiquement impossibles, et qu’ils n’ont donc aucune idée réelle du monde qu’ils essaient de construire.
Accueillir le monde tel qu’il est
J. B. Priestley, George Orwell, Barbara Jones, Dylan Thomas, Laurie Lee et Bill Brandt ont grandi en apprenant à détester ces abstractions qui masquaient la réalité complexe de la vie en Grande-Bretagne, comme le nationalisme ou le socialisme. Alors que personne avant eux n’avait conçu le pays comme étant construit à partir des expériences de son peuple, ils en célèbrent la vitalité des différentes parties, celles qui ne sont jamais associées à l’histoire nationale officielle. Pour eux, tout ce qui est louable à propos de la Grande-Bretagne ne s’est pas fait au détriment de la banalité, de l’incertitude ou de l’imperfection, mais a plutôt émergé de celles-ci. Le respect que traduisent leurs œuvres n’est pas pour le genre de qualités qui le suscitent habituellement, comme le sacrifice à une cause, mais pour la profondeur de l’engagement des gens envers les éléments de la vie quotidienne. Ils veulent montrer que la Grande-Bretagne est un pays où les gens ont appris à lutter collectivement, non pas en raison de grands idéaux ou d’une quelconque foi idiote dans l’ordre établi, mais parce qu’ils partagent un amour profond pour les éléments de la vie que beaucoup considèrent comme banals. Bien qu’ils n’aient jamais constitué un groupe formel, leurs philosophies partagent quatre éléments distinctifs : un engagement envers la petitesse, celle du quotidien ; un accent sur l’individualité et l’excentricité, c’est à dire sur ce qui rend chacun unique ; une exigence d’enracinement dans le réel ; et enfin l’insistance sur la nécessité, malgré tout, d’un changement économique et politique radical et de grande envergure.
Partir du quotidien des gens est donc tout sauf une nostalgie pour un paradis perdu, un « c’était mieux avant » idéalisé, ou un conservatisme ; c’est partir de la vie ; c’est puiser à la source d’énergie au contraire de l’astre mort de l’idéalisme et de l’idéologie.
L’esprit de défi du peuple britannique, qui s’était manifesté durant la première, puis surtout durant la Seconde Guerre mondiale, se nourrissait ainsi non pas de rêves utopiques ni d’un « récit national », mais des souvenirs d’expériences communes de la vie quotidienne, ceux des tranchées ou du Blitz, des privations, des souffrances et des petites victoires du quotidien. Ces souvenirs partagés en histoires n’étaient pas un moyen d’éviter la réalité de la guerre, mais d’y faire face. En donnant à la vie un sentiment de permanence, ces histoires ont permis à des individus en danger de se sentir suffisamment en sécurité pour se reconnecter avec elles-mêmes et recommencer à s’attacher les uns aux autres.
« Entrez dans la baleine ! » enjoint Orwell. « Abandonnez-vous au monde – gérez-le, arrêtez de le combattre ou de prétendre le contrôler ; acceptez-le simplement, supportez-le, enregistrez-le. » Cette philosophie tourne le dos au modèle mental idéaliste, apparemment si logique, selon lequel le progrès social implique de décrier les qualités de la vie ordinaire, que les deux s’opposent nécessairement. Au contraire, c’est dans l’ordinaire qu’elle place son espoir de changement, en développant une capacité d’émerveillement envers la vie normale. C’est cette idée que l’on retrouve à la même époque avec le sociologue américain Saul Alinksy lorsqu’il énonce que l’activiste doit partir de la réalité et s’y ancrer pour la changer ; qu’il doit exploiter le pouvoir positif de la particularité, de l’expérience, du lieu, de la nature, de l’imprévisibilité, du sentiment et éviter les dangers de la politique telle qu’elle est normalement conçue par les intellectuels, avec ses principes abstraits, ses grandes théories et sa pensée intemporelle, anti-individuelle, systémique et distante.
Petites victoires : agir dans le quotidien n’empêche pas de pouvoir bâtir un avenir meilleur
L’enjeu est donc de faire l’expérience de quelque chose de significatif et de valable dans le quotidien, à la fois pour nous-mêmes et pour ceux qui nous entourent. Cela ne veut pas dire rejeter la grandeur et l’ambition, dans un repli conservateur et nihiliste. Penser cela c’est être marqué par deux modèles mentaux : le premier c’est que seule la « grandeur » compte, et le deuxième c’est qu’agir petit empêche de changer grand. Or toute l’histoire du changement social montre que non seulement agir petit compte aussi, car le changement est acquis, mais agir petit permet aussi de changer grand. Si nous sommes sérieux quant à notre volonté de changer, nous devons vivre et agir dans le monde où les gens vivent, comme eux-mêmes et y puiser notre énergie créative.
Cette énergie créative est essentielle pour notre vie à tous. Son potentiel de développement et d’exploration ne doit pas être réservé à une élite, mais doit être nourri tout au long de notre vie, en particulier dans les aspects quotidiens qui prennent le plus de temps et retiennent le plus notre attention.
Si nous permettons à nos dirigeants politiques de développer un langage détaché de la réalité sans réagir, nous perdrons nous-mêmes, avec le temps, cette énergie, et donc notre capacité à conceptualiser de véritables alternatives. Nous avons donc besoin de programmes politiques sous-tendus par une préoccupation pour le quotidien et l’ordinaire. Partir ainsi de l’ordinaire, c’est ouvrir une voie pratique entre l’idéalisme, qu’il soit rétrograde ou utopique, et l’immobilisme. C’est recentrer l’action sur ici et maintenant. C’est permettre des petites victoires qui seront toujours mieux que des grands rêves.