Certaines idées ne meurent jamais et l’idée d’un « État stratège » refait surface à l’occasion de la crise du coronavirus. Après le fiasco des masques dans la crise du coronavirus, il y a quelque chose d’étrange à défendre une telle idée, mais la question est plus subtile qu’elle en a l’air ; l’idée n’est pas absurde en soi, à condition que l’on s’entende bien sur ce qu’on appelle stratège et sur ce que ça recouvre comme sens.
L’État stratège industriel en France est ancien et n’a pas une histoire très glorieuse. Il remonte à Colbert, dont on oublie souvent que la mort fut marquée par des manifestations de joie dans toute la France. La stratégie de l’État a souvent été marqué par le souci de préserver le passé plutôt que préparer l’avenir : en témoignent le plan pour soutenir la marine à voiles face aux bateaux à vapeur à la fin du XIXe siècle, les milliards consacrés à la sidérurgie dans les années 80 ou les récentes annonces de soutien aux fabricants automobiles. Lorsqu’elle s’intéresse à l’avenir, cette stratégie est certes marquée par quelques réussites (le TGV, Ariane et Airbus les éternels et rares exemples), mais aussi de nombreux échecs retentissants : Le plan-calcul qui échoue à créer une informatique française dans les années 60, le désastre de la stratégie de création d’une banque universelle avec le Crédit Lyonnais, le fiasco d’Areva, plus récemment les flops du cloud souverain et du moteur de recherche Qwant, la liste est longue et l’addition est salée. Au vu de cette histoire et des graves insuffisances que la crise a révélées sur la préparation à l’épidémie, on pourrait penser que la question est close, mais il n’en est rien. Pour comprendre pourquoi, et envisager une autre approche, il faut examiner deux questions : pourquoi cette notion survit-elle ? Et pourquoi l’État stratège continue-t-il à échouer ? Pour cela il faut exposer les deux modèles mentaux sous-jacents à la notion d’État stratège.
Premier modèle mental : il existe un domaine réservé où seul l’État peut agir efficacement
La survivance et le renouveau de la notion d’État stratège s’expliquent par un modèle mental selon lequel l’échelle de certains problèmes en termes de temps et de complexité est telle que seul l’État a la capacité de s’y consacrer, les acteurs économiques et sociaux étant eux plutôt concentrés sur le court terme et sur des dimensions plus petites (l’organisation, le marché). L’État serait maître, en quelque sorte, du temps long pour reprendre une expression consacrée. Non soumis à la pression du profit, il peut se consacrer de manière désintéressée aux problèmes complexes, car il agit à une échelle plus large que les acteurs privés. Comme tout modèle mental cependant, celui-ci est loin d’être une vérité universelle. Sur la question du temps, on a pu observer depuis déjà longtemps que l’État, et en particulier le politique qui le dirige, obéit lui aussi aux pressions du court terme et de l’opinion publique versatile, et que sa constance dans l’action est loin d’être un modèle du genre, ce qui génère une grande insécurité juridique et réglementaire qui pénalise les acteurs économiques et sociaux. Sur la question de la complexité, il existe de nombreux exemples de problèmes complexes qui ont été traités par des initiatives locales qui sont ensuite passées à l’échelle. La recherche sur la complexité et la transformation sociale a expliqué comment cela fonctionnait. Le modèle mental « Un grand changement doit être pensé en grand par un grand acteur public » est donc remis en question. Il ne s’agit pas de conclure de cela que l’État n’a aucun rôle dans les problèmes complexes, mais de dire qu’il est loin d’être le seul à pouvoir agir et d’observer que souvent, son action est contre-productive.
Second modèle mental : le modèle de stratégie d’État est visionnaire, cartésien et prométhéen
Mais la question n’est pas seulement celle de la légitimité exclusive de l’État pour le traitement des problèmes « stratégiques » complexes, aujourd’hui très contestée, elle est aussi celle du modèle de la stratégie qui sous-tend son action. Celui-ci a trois caractéristiques importantes : c’est un modèle visionnaire, cartésien, et prométhéen. Par visionnaire on entend que la stratégie est prédictive ou causale ; elle consiste à identifier un objectif et à déterminer les moyens nécessaires pour atteindre celui-ci. Pour identifier son objectif, le stratège doit former une vision de l’avenir à long terme, puis mettre en place un plan qu’il va devoir suivre.
Le modèle est également cartésien (ou en fait platonicien), ce qui signifie que la tête pense et le corps exécute. Le stratège regarde le sommet et seul celui-ci est source d’innovation et de nouveauté, et il s’ensuit une hiérarchie de prestige entre le sommet et la base. Ce modèle est repris très explicitement par l’État qui se pense la tête et voit la société comme le corps.
Enfin, ce modèle est prométhéen : il suppose que vouloir c’est pouvoir, et que la transformation du monde se fait par la simple volonté d’un petit groupe de leaders éclairés placés au sommet de l’État à l’action desquelles il n’existe pas de limite. Le monde, en quelque sorte, se plie à leur volonté éclairée.
Le modèle est obsolète
Dans un monde qui change rapidement, caractérisé par l’incertitude et la complexité, ce modèle trouve désormais ses limites. Pour que l’approche visionnaire fonctionne, il faut respecter plusieurs conditions : d’abord, il faut une stabilité du monde, c’est-à-dire que celui-ci ne change pas entre le moment où le plan est défini et celui où il livre ses résultats, ce qui est de moins en moins vrai. Ensuite, il faut que le stratège soit capable de définir un bon objectif, ce qui compte tenu du brouillard de l’incertitude est également de moins en moins possible. Enfin, la prédiction de l’avenir doit être exacte, et le plan doit être suivi de bout en bout, ce qui suppose une constance dans l’exécution. Que la prévision initiale se révèle inexacte, ou, ce qui revient au même, que les conditions changent et elle s’avérera caduque. Si le plan n’est pas suivi avec constance, cela entraînera une déviation et donc un ratage de l’objectif. Quant à la conception cartésienne, elle est invalidée par la révolution entrepreneuriale des trente dernières années qui a montré que la nouveauté et l’innovation partent rarement du sommet, quelque intelligents que les gens qui s’y trouvent soient. La révolution industrielle avait d’ailleurs été largement faite par des gens d’origine modeste. Ce qui caractérise le monde moderne, comme l’avait remarqué Annah Arendt, c’est que pour voir désormais, il faut faire, c’est le triomphe d’homo faber.
La problématique de l’avenir, ce n’est pas qu’il se découvre par des gens intelligents, mais qu’il se fabrique par des gens entreprenants. C’est là que l’État est démuni. Enfin, la dimension prométhéenne est mise à mal par l’évolution actuelle d’un monde multipolaire déterminé par des milliers voire des millions d’acteurs de par le monde qui se fichent pas mal de ce qui se passe au 20 avenue de Ségur. Par ailleurs, nombre de questions fondamentales aujourd’hui sont liées à des nouvelles technologies ou des questions scientifiques extrêmement complexes que les décideurs publics maîtrisent très mal. Le manque de culture technique et entrepreneuriale est criant, ce qui se traduit le plus souvent de leur part par une incompréhension profonde des mécanismes d’innovation. Beaucoup d’acteurs politiques pensent sincèrement qu’il suffit que l’État crée un « centre d’excellence » ici, un fond pour l’IA ou un « acteur souverain » là pour que la partie soit gagnée.
Une vision alternative de la stratégie
Est-ce à dire que l’État ne peut être stratège ou qu’il ne le doit pas ? Je ne crois pas. Il ne pourra cependant avoir un rôle de stratège utile qu’en remettant en cause ces deux modèles mentaux : d’une part, admettre qu’il ne possède pas l’exclusivité de la résolution des problèmes complexes, car la technologie alliée aux principes d’action entrepreneuriaux (ceux de l’effectuation) permet aujourd’hui aux individus de se regrouper pour le faire eux-mêmes, et d’autre part admettre qu’il ne possède pas de sagesse particulière pour se prétendre visionnaire. Sans cette remise en cause, l’État stratège restera ce qu’il est souvent, un producteur de rhétorique coûteuse pour le contribuable. Face à l’incertitude, c’est d’une modestie épistémique dont nous avons besoin de la part de l’État s’il se veut réellement stratège. Cette modestie n’est pas un frein à l’action, bien au contraire, elle permet de mieux agir.