Les programmes de transformation, qu’ils soient politiques ou organisationnels, reposent sur une dichotomie qui oppose la situation actuelle, insatisfaisante, et une situation idéale envisagée dans le futur. C’est en effet une croyance très partagée que le changement ne peut survenir que si on en vient à détester son présent. Or c’est faux. Les psychologues nous ont depuis longtemps appris qu’on ne change vraiment que si on s’accepte et si on se respecte, et c’est également vrai au niveau d’une organisation. C’est ce que montre Philippe Etchebest, de façon un peu inattendue, au cours d’un épisode remarquable de son émission Cauchemar en cuisine.
Vous connaissez certainement Cauchemar en cuisine. L’histoire est toujours la même : un restaurant en perdition, un couple de gérants au bout du rouleau, une famille brisée, les clients qui se font rares, des situations embarrassantes, et Etchebest appelé comme dernier recours. Je ne le connais pas, mais il apparaît toujours bienveillant ; même face à des gens parfois obtus, qui s’enferment dans leur échec, on a toujours l’impression qu’il s’adresse à des confrères qu’il semble ne jamais mépriser, lui pourtant star étoilée qui passe à la télévision. C’est très étonnant. Je me souviens, a contrario, de cette émission consacrée à la rénovation, où cette designeuse parisienne visitait l’appartement d’un couple de personnes âgées et les écrasait de son mépris et de sa suffisance en leur expliquant qu’ils avaient des goûts de chiotte. La scène faisait peine à voir, alors que cette dame imposait ses goûts à ce pauvre couple qui n’osait pas dire que ce n’était pas ce qu’ils aimaient.
Rien de tout cela avec Etchebest. On sent avec lui qu’il existe une grande famille, les cuisiniers, et que tout le monde y est bienvenu et respecté, quelle que soit la situation dans laquelle on est, star ou restaurateur de Province. Il s’adresse à des égaux. On le sent vraiment, et c’est important. Or donc nous voilà avec un épisode particulièrement intéressant. Voici donc un restaurant tenu par un couple, Pascal et Marie-Claude. L’histoire est familière : de moins en moins de clients. Elle et lui s’engueulent pendant le service parce que rien ne va. Alors que l’affaire se détricote, on mégote sur la qualité, on commence à avoir des salades de légumes en boîte. Etchebest comprend très vite que la clé, c’est que Pascal refuse de voir la réalité en face, mais il a un mal de chien à le changer.
Les faits ne servent à rien pour convaincre
Il organise donc une réunion de la dernière chance au coin du feu. Etchebest, c’est un rugbyman. Il sait, ou du moins il croit qu’en mettant Pascal face à la réalité, celui-ci va craquer. Il assène les arguments, revient à a charge, rien n’y fait. La discussion en vient à un point crucial : celui du buffet. En effet, Pascal s’obstine à vouloir faire du buffet le centre de son offre alors que Marie-Claude propose depuis longtemps de faire des formules (on est dans des questions stratégiques profondes). Le buffet est de plus en plus minable, mais Pascal s’obstine. « On en a parlé plein de fois, mais dis-toi bien que tous les gens qui viennent, c’est pour le buffet ; ils sont habitués comme ça », rétorque-t-il à sa femme. Etchebest pète un câble : « En vérité Pascal, des clients t’en as plus ! » Pascal n’a plus de clients, mais s’inquiète de leur réaction s’il supprime le buffet! Etchebest est désarçonné, ça se voit, mais il repart à la charge. Avec quoi ? Avec des faits, et plus précisément des chiffres. Avec une tablette, il montre l’encours bancaire du restaurant. Il y a trois chiffres, trois seulement, et c’est sans appel : dans trois mois, le restaurant est à -4000 €, limite du découvert autorisé, et c’est la cessation de paiement. Au moins avec les chiffres, personne ne peut discuter ! Ça devrait convaincre Pascal, mais non ! « Je m’étonne ; je ne pensais pas que dans trois mois on allait au crash, je pense toujours que ça va repartir, je suis optimiste ! » Là on sent Etchebest au bout du rouleau. « Il faut attendre quoi pour que tu réagisses ? » en voix off, il confie au spectateur « C’est dingue, Pascal refuse de voir la réalité en face ! » C’est le moins que l’on puisse dire.
Alors il tente une dernière chose : il montre à Pascal une interview de Marie-Claude réalisée un peu avant. Elle a les traits tirés, elle est elle aussi au bout du rouleau. Que dit-elle ? En substance, qu’effectivement Pascal se voile la face, qu’il n’est pas conscient de la gravité de la situation, et qu’elle ne peut plus le supporter. Le message est poignant. Mais elle ajoute, presque inaudible : « Mais je l’aime. » Et là Pascal craque. « Je te sens touché de ça », lui dit Etchebest. Et effectivement, l’armure est cassée, et Pascal reconnaît enfin qu’il s’est aveuglé lui-même. Le reste de l’émission relate le redressement du restaurant avec un Pascal transformé.
On croit souvent, comme Etchebest, que la prise de conscience vient de l’examen des faits. Qu’il suffit de montrer les faits pour convaincre les autres de changer. C’est oublier que nous avons une incroyable capacité à travestir la réalité quand les faits nous dérangent, quand les admettre remettrait en question notre identité même. Montrer les faits à Pascal, c’est lui mettre le nez dans son caca pour lui faire reconnaître qu’il gère son restaurant comme un abruti. C’est l’humilier, mais pire que ça, c’est attaquer son modèle mental de restaurateur qui connaît son métier, modèle qu’il s’est construit au fil des années en dépit des faits. La réaction immunitaire qui se déclenche est naturelle, c’est un mécanisme de protection. Que le modèle saute et c’est lui qui est détruit. Ce qui marche ici n’est pas la présentation des faits, c’est une déclaration d’amour. « Mais je l’aime ». Tout est dans le « mais » : Marie-Claude, qui depuis longtemps a tout compris, ne concède rien ; oui il se comporte comme un abruti, « Mais » elle l’aime. Le modèle, dès lors, peut sauter, mais Pascal ne sera pas détruit, il sera en sécurité. Ce passage, c’est de la grande télévision.
L’idée qu’il faille d’abord aimer pour pouvoir faire changer est aussi vraie au sein des organisations, comme ma co-auteure Béatrice Rousset et moi le vérifions chaque fois que nous travaillons avec une équipe dirigeante confrontée au défi d’une transformation. Nous partons de son objectif sincère, par exemple « être plus innovant ». Puis nous demandons aux membres de lister tout ce qu’ils font qui les empêche d’atteindre cet objectif. Dans cette entreprise, par exemple, on a tendance à recruter des profils très semblables ; or on sait qu’un manque de diversité est un frein à l’innovation. Donc ils s’attendaient à ce que nous leur fassions des reproches à ce sujet. Mais la similarité des profils explique pourquoi l’entreprise, dans un secteur manufacturier très concurrentiel, atteint de hauts niveaux d’excellence opérationnelle : un nouveau venu est rapidement intégré, la communication est facile, etc. Nous les avons donc invités à célébrer leur homogénéité comme l’un des facteurs qui expliquaient leur succès. La bouffée d’énergie générée par leur fierté pouvait se sentir physiquement dans la salle. Une fois leur identité profonde célébrée, nous leur avons dit « Il existe des situations où votre homogénéité va être un obstacle à l’innovation » « Bien-sûr nous ont-ils répondu ! ». Et nous avons pu travailler avec eux à des initiatives pour changer les choses, mais cela n’a été possible que parce que nous avons d’abord célébré qui ils étaient ; c’est de cette position de sécurité et de fierté qu’ils ont pu, en confiance, se projeter dans un avenir différent. Changer, ce n’était plus se renier, mais au contraire s’assumer pour devenir meilleur.
Là est la leçon d’Etchebest, et de Marie-Claude, et merci à eux : si vous voulez que les autres changent, commencez par les aimer comme ils sont.