Le président Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux le développement d’un capitalisme « responsable ». La critique du capitalisme est une sorte de passage obligé pour un homme politique en difficulté en France ; elle est pratique parce qu’elle séduit sur un assez large spectre, de gauche à droite ; on pourrait donc considérer cette déclaration comme un simple exercice de rhétorique sans grande importance, mais ce faisant on commettrait une erreur, car cette expression révèle beaucoup sur la grande difficulté de l’Europe, et surtout de la France, à établir un diagnostic pertinent sur leur déclin accéléré. En se trompant de diagnostic, on s’interdit de résoudre le problème ; l’exercice s’avère donc dangereux.
L’appel à un capitalisme « responsable » par le président de la République est bien sûr avant tout une tactique politique. Nous sommes en période électorale, et il s’agit probablement pour lui de parler à la gauche en essayant de faire oublier son image libérale, c’est de bonne guerre. En critiquant un capitalisme devenu « fou », il est certain de marquer des points, même si cela ne repose sur aucun fait tangible. Mais au-delà d’agiter de vieux épouvantails, cette déclaration pose deux problèmes : le premier, c’est qu’elle sert à faire diversion sur les dysfonctionnements de l’État, et le second c’est qu’elle traduit un diagnostic erroné sur l’état du capitalisme en Europe.
Exiger un capitalisme « responsable », une diversion
Prôner un capitalisme responsable, c’est tenter de faire diversion pour éviter de poser la question de la responsabilité de l’État. Rappelons que celui-ci a abordé la crise de la Covid en ayant détruit les stocks de masques, puis a officiellement expliqué aux Français que le port du masque était inutile, et que de toute façon ils étaient trop bêtes pour savoir en mettre un. Il a ensuite fallu à cet État près d’un an pour mettre en place une campagne de tests systématiques, et les débuts de la campagne de vaccination ont été une série d’humiliants dysfonctionnements très largement constatés sur lesquels il n’est pas utile de revenir. La seconde vague a été abordée sans qu’aucune capacité supplémentaire n’ait été créée en réanimation, ce qui a nécessité un nouveau confinement pour éviter l’engorgement des services. Après 18 mois de Covid, le collège (public) de mes enfants n’a pas organisé une seule heure d’enseignement à distance via un logiciel de téléconférence, et son application d’espace numérique de travail date visiblement des années 90 (elle s’est d’ailleurs effondrée dès les premiers jours d’arrêt des cours présentiels). Dès les premiers jours du confinement, la Poste a quasiment cessé de fonctionner. Et ce ne sont là que les défaillances directement liées à l’épidémie. On comprend que le chef de l’État souhaite parler d’autre chose que la réforme de l’État, et faire diversion… Au Moyen-Âge, quand les choses tournaient mal, on brûlait des sorcières. En France, on brûle le capitalisme, éternel bouc émissaire.
Cette critique est particulièrement mal venue aujourd’hui, car si la crise de la Covid a montré une chose, c’est que le capitalisme est profondément responsable, au sens le plus large qu’on puisse donner à ce terme. Après des semaines de blocage résultant d’une gestion catastrophique des masques, et alors que des professionnels de santé mouraient de leur absence, l’État s’est finalement résolu à ouvrir leur approvisionnement et leur distribution au secteur privé, au capitalisme en bref, et la pénurie a disparu en moins de deux semaines. Capitalisme irresponsable ? Quand est arrivé le confinement, tout le monde a craint les pénuries et certains n’ont pas hésité à prophétiser l’effondrement du système. Rien ne s’est effondré, et il n’y a eu aucune pénurie. La grande distribution, victime traditionnelle des discours bien-pensants, a nourri la France malgré des conditions extrêmes. Capitalisme irresponsable ? Puis à partir de décembre 2020, Pfizer, BioNTech et Moderna, purs produits du capitalisme « spéculatif » que l’on se plaît à décrier, ont sauvé des millions de vies humaines avec leurs vaccins, et permis à nos économies de repartir, un exploit que, quelques mois auparavant, les bien-pensants – encore eux — au premier rang desquels notre Président, jugeaient impossible. Capitalisme irresponsable ? Et si les politiques balayaient devant leur porte ? La paille et la poutre, tout ça…
Cette évocation d’un capitalisme « responsable » n’a pas seulement pour effet d’éluder la question de l’efficacité de l’État. Elle se trompe également de cible, car s’il y a un vrai problème de capitalisme en France, et en Europe, ce n’est pas un problème de « responsabilité », mais de performance et d’innovation. En substance, le capitalisme européen est déclinant, et les conséquences économiques, mais aussi sociales et politiques de ce déclin commencent à se faire sentir.
Puissance économique majeure de la précédente vague technologique (télécoms, automobile, énergie), l’Europe a perdu pied et n’est plus présente sur aucun des nouveaux secteurs. Ses entreprises sont vieillissantes, sur des secteurs largement matures, et se sont avérées incapables de générer des innovations de ruptures pour créer de nouvelles sources de croissance. Ainsi, à elle seule, Apple vaut plus que les 30 entreprises combinées de l’indice allemand DAX des entreprises high-tech et presque autant que toutes les entreprises du CAC40. Au début du XXIe siècle, 41 des plus grosses capitalisations étaient européennes, aujourd’hui ce nombre est réduit à 15. Sur les 142 entreprises valant plus de 100 milliards de dollars, 43 ont été créées dans les 50 dernières années, dont 27 aux États-Unis et 10 en Chine. Une seule a été créée en Europe, SAP, et cette création date de 1972. L’Europe ne crée plus de groupes de stature mondiale dans les nouveaux secteurs de l’économie. Son économie repose sur des champions d’industries anciennes. La plupart des champions américains ou chinois comme Amazon, Netflix, Facebook, ou Tesla sont suffisamment jeunes pour encore être dirigés par leur fondateur. Les champions européens sont le plus souvent gérés par des héritiers. L’Europe est une région rentière, qui vit de sa gloire passée, et s’avère incapable d’innover pour se renouveler. L’Europe n’a aucun géant du Web, aucun géant de l’intelligence artificielle, est très en retard sur la voiture électrique, est complètement passée à côté de la révolution de l’ARN messager. La plus grande chaîne mondiale de cafés n’est pas italienne, mais américaine. Ariane se fait damer le pion par une startup californienne qui a une génération d’avance, et peut-être plus. La France en est un cas extrême. 20 ans après la grande révolution entrepreneuriale, et malgré de grands progrès dans le financement de ses startups, elle n’a fait émerger aucune nouvelle entreprise de stature mondiale dans le secteur Internet, désormais partagé entre les États-Unis et la Chine.
On pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’abstractions financières, mais ce serait une erreur. En substance, l’Europe, et singulièrement la France, est absente des nouvelles industries qui créent en ce moment la richesse et les emplois de demain. Seules des très grandes entreprises sont capables de produire à grande échelle et de créer de très nombreux emplois.
Permettre à l’Europe de faire réémerger un capitalisme créatif, le véritable enjeu
L’Europe est donc en train de perdre la course de l’industrie du futur. Très concrètement cela signifie non seulement que nous n’aurons pas les emplois correspondants, ceux-ci seront créés aux États-Unis et en Chine, mais aussi que du fait de notre déclin économique, l’Europe ne sera plus en mesure de peser sur les grands choix politiques et géopolitiques. En relançant l’éternel débat du « capitalisme responsable », Emmanuel Macron nous détourne du vrai sujet. Il le fait naturellement pour des raisons électorales, mais comme souvent, des considérations électorales ont des conséquences très concrètes, ici de détourner le débat sur deux questions essentielles : comment réformer un État devenu impotent, et comment permettre à l’Europe de faire réémerger un capitalisme créatif et innovant, base d’une puissance renouvelée.