Voyons d’abord le principe, que j’ai appris pendant mon passage sous les drapeaux, dans la Marine nationale. L’armée, en effet, ne peut se satisfaire de fonctionner avec des infrastructures technologiques, étrangères de surcroît, puisqu’en cas de conflit, il leur faut savoir s’en passer ; et donc savoir naviguer aux étoiles.
La navigation aux étoiles s’opère à l’aide d’un sextant, instrument d’optique qui permet de mesurer la hauteur d’une étoile au dessus de l’horizon. Raison pour laquelle le point aux étoiles ne peut se faire ni le jour – il n’y a pas d’étoiles visibles – ni la nuit – l’horizon qu’on voit est faux – mais à la tombée de la nuit ou à l’aube, pendant un laps de temps limité, ce qui rend l’exercice difficile. Il s’agit de repérer plusieurs étoiles – au moins 7 ou 8 et donc, surtout le soir, d’avoir une bonne idée d’où elles peuvent apparaître pour les identifier rapidement. Sans compter que ces moments sont souvent propices aux passages nuageux. Après quoi la mesure est aussi affaire de savoir-faire car il faut mesurer la hauteur de l’étoile en ajustant un système de miroirs et de lentilles, le sextant, qui permet de superposer visuellement l’étoile et l’horizon ; en jouant sur l’inclinaison de l’appareil pour s’assurer que l’instrument est bien vertical (car s’il ne l’était pas, l’angle serait faux) ; en contrebalançant le mouvement de roulis du bateau, le tout à un instant précis à la seconde près.
Une affaire de droites
Après quoi, le navigateur reporte ses mesures sur la carte. On part d’un point estimé à partir duquel, au moment de la mesure, l’étoile a une hauteur théorique. La mesure ayant donné des résultats différents, cela permet de tracer sur la carte, grâce à de savants calculs, le lieu où cette hauteur est telle qu’on l’a trouvée, c’est-à-dire, si on ne s’est pas trop trompé dans l’estime, approximativement sur une droite.
Il en résulte sept ou huit droites sur la cartes qui, dans le cas idéal, se croisent toutes en un point : notre position.
En pratique – et surtout quand on est, comme je l’étais, un navigateur débutant – les droites ne se croisent pas toutes. Il s’en trouve bien une ou deux complètement à l’écart des autres, soit qu’on s’est trompé dans le relevé de l’heure exacte, soit que l’angle ait mal été relevé.
L’étape suivante est plus intimidante que difficile : l’officier qui a fait le point va voir le commandant avec la carte ; c’est le commandant qui décide de l’endroit où nous sommes et d’un coup de crayon, dessine ce point sur la carte. Non sans parfois quelque commentaire désagréable sur la qualité du travail.
Comment un officier qui n’a pas quitté son bureau ou le carré, fut-il commandant, peut-il prendre cette décision, me demandais-je à l’époque ? Ce, sans avoir mis le nez dehors et sans avoir participé aux opérations qui peuvent être l’occasion de quantité d’erreurs :
· Erreur d’identification d’une étoile ;
· Erreur de mesure de la hauteur de l’étoile sur l’horizon ;
· Erreur dans le relevé de l’heure précise ;
· Erreur dans les calculs – faits à l’époque à l’aide d’abaques dans des livres ;
· Erreur de report sur la carte.
Assumer
Il m’apparaît aujourd’hui que ce coup de crayon sur la carte représente l’essence de la décision d’un dirigeant. Par ce geste, le commandant valide le travail fait, prend la responsabilité. Une décision sur la base d’informations incertaines – ou, disons, entachées d’incertitude – en tranchant et en posant que le bateau se trouve à cet endroit. Grande responsabilité puisqu’elle va déterminer la trajectoire pendant les heures à venir du bateau.
Je dis qu’il s’agit là d’une réelle décision de dirigeant. Si, en effet, la position était déterminée par la lecture d’un appareil de type GPS, alors le commandant n’aurait pas de rôle à jouer.
Ce qui me fait dire aux dirigeants : c’est quand vous prenez une décision sans connaître tous les tenants et aboutissants, que vous faites véritablement votre métier. La direction d’entreprise est une navigation à l’estime, corroborée par la difficile lecture d’indices ténus dans le ciel. Après quoi, il faut faire ce que tous les dirigeants vont de leurs incertaines décisions : assumer et, quand c’est possible, corriger au risque de se contredire.