L’engouement des entreprises pour la notion de « stratégie » est né dans les années 60. Depuis des millénaires, la stratégie est d’abord l’affaire des militaires. Ils ont été les premiers à la théoriser. Et pour eux, c’est justement parce que le monde est chaotique, incertain, imprévisible que toute organisation humaine doit se doter d’une stratégie. Mais que faut-il entendre au juste par « stratégie » ?
En 331 av. J.-C. à Arbèles (aujourd’hui Erbil dans le Kurdistan irakien), Alexandre le Grand et 47 000 Macédoniens l’emportent face à un million de Perses emmenés par Darius, qui disposait de surcroît d’une armée supplémentaire. Quelques décennies plus tard à Cannes, 40 000 Carthaginois dirigés par Hannibal défont une armée romaine composée de 86 000 soldats. Lors de la bataille de Crécy en 1346, 14 000 Anglais écrasent 50 000 Français. En 1415 à Azincourt, l’Histoire se répète : 30 000 Français plient face à 13 000 Anglais. Un siècle exactement plus tard, les Français tiennent leur revanche… contre les Suisses. A Marignan en effet, 6 000 Français viennent à bout d’une armée composée du double d’hommes. En 1805 à Austerlitz, sans l’intervention de toutes les réserves françaises, 70 000 Français gagnent la bataille contre 85 400 Austro-Russes…
Le rôle de l’incertitude
La leçon que nous pouvons tirer de ces exemples illustres s’impose d’elle-même. Aucune bataille n’est perdue ou gagnée d’avance. La fatalité n’existe pas ; le faible n’est pas condamné à se voir dicter la volonté du puissant. La guerre est par excellence le lieu de l’incertitude, car elle met en présence des subjectivités avec leurs logiques et intérêts propres.« A la guerre, on est toujours dans l’incertitude sur la situation réciproque des deux partis. On doit donc s’accoutumer à agir toujours d’après les vraisemblances générales, et c’est une illusion d’attendre un moment où l’on serait délivré de toute ignorance et où l’on pourrait se passer des suppositions »[1], écrit l’officier prussien Carl von Clausewitz, sans doute le plus grand théoricien de l’art de la guerre.Clausewitz, comme Machiavel avant lui, prend acte de la complexité du réel et de son imprévisibilité.Le stratège, au moment où il prend sa décision, fait toujours un pari. Tout en faisant preuve de rationalité dans la compréhension des situations, il sait qu’il s’agit d’une « rationalité limitée » àtrois phénomènes irréductibles : « l’information toujours imparfaite, l’impossibilité d’envisager toutes les solutions et l’incapacité d’analyser ces dernières jusqu’au bout de leurs conséquences»[2].
Le respect de grands principes
Pas de fatalité donc, mais pas non plus de pur hasard. Si le hasard joue un rôle majeur à la guerre, l’intelligence humaine a néanmoins prise sur le réel et peut influencer le cours des événements de manière décisive. Pour preuve, dans chacune des batailles évoquées plus haut, la stratégie déployée était originale et respectait pour l’essentiel les grands principes de la guerre, selon le Général Gil Fiévet[3]. Mais ces principes, quels sont-ils ? Le premier d’entre eux insiste sur la concentration des efforts (tenir ses forces groupées, ne rien détacher) pour obtenir la prépondérance des forces. Le deuxième met l’accent sur la recherche de l’effet de surprise (secret et rapidité), surprise que Clausewitz identifie comme « la base de toute entreprise sans exception ». Enfin, le troisième principe souligne l’économie des forces (coordonner et répartir judicieusement ses efforts, les proportionner en fonction de la force de résistance de l’adversaire).
Ces principes selon Clausewitz laissent au jugement « une grande liberté d’action ». Ils ne doivent pas être considérés comme un ensemble de procédés intangibles à appliquer en toutes circonstances et conduisant implacablement à la victoire, mais comme des invariants dans la conduite de l’action militaire, des critères permettant de valider ou non la pertinence d’une option ou d’un mode opératoire. Il s’agit donc de les interpréter… si possible à bon escient.« Chaque circonstance demande une application particulière des mêmes principes. Ceux-ci sont bons en eux-mêmes, mais l’application que l’on en fait les rend souvent mauvais »[4], disait déjà Sun Tzu[5].
Boucle de rétroaction
Cette réflexion sur les principes permet de cerner l’essence du processus stratégique, qui consiste en un va-et-vient permanent entre la pensée et l’action, entre les principes et les circonstances. « De fait, la plupart des grands échecs stratégiques sont dus à la coupure entre la conception et l’exécution, résume le Général Vincent Desportes. L’absence de boucle de rétroaction du réel sur la conception produit un écart croissant entre la situation initialement envisagée et celle qui se développe. »[6] L’opération des Dardanelles,qui opposaen 1915 l’Empire ottoman aux troupes britanniques et françaises, en est l’illustration : « une idée brillante, mais mise en œuvre selon un plan fixe de plus en plus divergent d’une réalité dans laquelle elle s’enlise »[7].
Qu’elle soit militaire ou d’entreprise, toute stratégie se présente d’abord comme une œuvre créatrice, éclairée par un jeu de questionnements à actualiser en permanence en fonction des évolutions sur le terrain. Pas de plan fixe, pas de vision idéale… Seulement un chemin pour atteindre ses fins : la paix qui est la fin de la stratégie militaire et la pérennité qui est la fin de la stratégie d’entreprise.
[1] Carl Von Clausewitz, Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe 1806, Editions Champs libres, 1976.
[2] Général Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, Economica, 2015.
[3] Général Gil Fiévet, De la stratégie militaire à la stratégie d’entreprise, Prevor International, 2016.
[4] Sun Tzu, L’art de la guerre, Pluriel, 2015.
[5] On a coutume d’opposer Sun Tzu et Clausewitz (pensée militaire chinoise versus pensée militaire occidentale) mais ces deux visions convergent sur les points essentiels de la démarche stratégique, comme le montre magistralement le Général Gil Fiévet dans son ouvrage A l’écoute de Clausewitz (Prevor International, 2016).
[6] Général Vincent Desportes, Entrer en stratégie, Robert Laffont, 2019.
[7] Ibidem.