Michel Serres nous quittait il y a un an jour pour jour. En 2014, le philosophe accordait une interview à Dirigeant magazine que nous republions aujourd’hui. L’arrivée des technologies de l’information et de la communication constitue pour lui un bouleversement radical dans la vie de l’humanité.
L’avènement de la « civilisation de l’accès » favorise la diffusion du savoir, provoque un nouvel équilibre entre les détenteurs « historiques » des connaissances et des pouvoirs, et les « autres ». Encore faut-il inventer de nouveaux liens entre générations pour faire émerger une société démocratique.
A l’heure où certains esprits prédisent la fin du monde actuel et font des comparaisons avec l’atmosphère pré-1789, vous exprimez une vision confiante. Seriez-vous un éternel optimiste ?
Michel Serres : Ce n’est pas une question de confiance, mais de lucidité. Aujourd’hui, nous assistons à une troisième révolution, aussi capitale que les deux précédentes, qu’étaient celles du passage de l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’imprimé. C’est là vraiment la raison de mon enthousiasme. Il se passe quelque chose de comparable à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance.
Vous voulez parler d’internet ?
Michel Serres : Assurément, avec les nouvelles technologies, un nouvel humain est né dans les années 80. il accède à tous ses semblables par le téléphone cellulaire, à tous lieux par le GPS, à tous les savoirs par la « toile ». Mieux encore, l’émergence de ce nouveau monde s’opère de manière démocratique, non élitiste. Ce nouveau langage universel est « parlé » aujourd’hui par trois milliards et demi d’êtres humains, un habitant de la planète sur deux. Il n’y a pas que les diplômés de l’ENA ou des grandes écoles qui ont accès à ces nouvelles technologies. Quand on a inventé l’écriture, elle a provoqué une fracture… qui existe encore. La fracture numérique actuelle est beaucoup moins importante.
L’accès aux connaissances pour chacun via internet, c’est la fin des experts ? Chacun devient un expert ou plutôt se déclare expert…
Michel Serres : Il n’y a aucune raison de craindre les effets de cette révolution des nouvelles technologies. Bien sûr, il faut conserver un esprit critique. Mais ces types d’arguments, nous les connaissons. Ils étaient déjà avancés à l’époque où l’on inventait la démocratie en Grèce ou plus récemment lors de l’instauration du suffrage universel. Rappelez-vous. On disait alors : « mais quoi, on donne le même droit de vote au prix Nobel et à la concierge ? » C’est un fait, aujourd’hui la « toile » favorise la multiplicité des expressions. Ce bouleversement concerne toutes les concentrations, productrices, industrielles, langagières, culturelles pour favoriser des distributions larges, multiples. Les conditions sont remplies pour un printemps occidental… sauf que les pouvoirs s’y opposent.
Quel est l’avantage déterminant pour l’humanité procuré par ces nouvelles technologies ?
Michel Serres : L’accès au savoir ! On ne doit plus se déplacer dans les bibliothèques, le savoir est disponible là, dans votre main. Pour la première fois, peut-être, dans l’histoire, les individus peuvent détenir au moins autant de sagesse, de science, d’informations, de capacité de décision que les grandes institutions, ces dinosaures (rires). Cela évidemment renverse un certain nombre de « couples » : le rapport entre le médecin et son patient est en train de se rééquilibrer, celui entre l’enseignant et l’étudiant aussi, entre le salarié et son employeur, entre l’homme politique et le citoyen.
Comment lever ces obstacles et favoriser cette collaboration entre générations ?
Michel Serres : A nous d’inventer un lien social nouveau ! Et de mettre fin à l’entreprise généralisée du soupçon, de la critique et de l’indignation.
Vous dites que les nouvelles technologies favorisent la démocratie. Mais comment empêcher que s’instaure l’ère de Big Brother et la privatisation des données individuelles recueillies via internet ?
Michel Serres : Evidemment c’est un problème politique, moral et juridique qu’il faut trancher. Pouvons-nous laisser indéfiniment l’État, les banques, les grands magasins s’approprier ces données personnelles qui deviennent aujourd’hui source de richesses ? Ceci plaide pour un cinquième pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, exécutif, législatif, judiciaire et médiatique.