Monter son propre business, assurer dans sa carrière, évoluer dans la sphère professionnelle peut provoquer stress, tensions, fatigue. Comment concilier cela avec sa vie de famille ? Éléments de réponses avec Elsa Godart, philosophe, psychanalyste et essayiste de talent… Qui est aussi une maman.
Elle est intelligente, belle, pertinente. Elle est philosophe, psychanalyste, essayiste, directrice de recherche à l’université. Elle partage également avec ses lecteurs sa vie de maman sur les réseaux sociaux. Elsa Godart fait partie de celles et ceux qui inspirent, car ils semblent réussir en tout. Nous lui avons donc naturellement donné la parole afin d’échanger autour de l’axe « travail et vie de famille ». Car c’est l’une des principales questions que se posent de plus en plus de travailleurs : comment puis-je passer assez de temps avec ma famille tout en ayant un travail dans lequel je m’épanouis ? En 2019, une étude IFOP a démontré que 71 % des cadres étaient satisfaits (voire très satisfaits) de leur carrière, mais qu’ils étaient épuisés et que 40 % d’entre eux regrettaient de ne pas avoir plus de temps pour leur vie de famille.
Comment définiriez-vous l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle ?
C’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à trouver dans nos vies hyper — et cyber-moderne, parce que cela suppose de parvenir à équilibrer notre temps. L’un des problèmes majeurs de nos sociétés contemporaines, c’est précisément notre rapport au temps, qui s’est trouvé encore accéléré par nos usages du monde virtuel. Je dis souvent que celui qui sait gérer son temps connaît l’une des grandes clefs de l’existence. Par exemple, qui parvient à composer sa journée en 3x 8 h et non en 2x12h ? Pour autant, si on parvenait à découper notre journée en 3x8H, on aurait 8 h pour dormir, 8 h pour travailler… Et 8 h pour vivre. Parvenir à cet équilibre-là et s’y tenir est pour moi l’un des secrets pour survivre aux tensions, aux injonctions, aux exigences de notre monde moderne.
Avant le Covid 19, le temps de présence sur son lieu de travail était un sujet récurrent dans les discussions. Aujourd’hui, le télétravail est appliqué autant que faire se peut. Mais le temps passé en famille n’est pas forcément plus qualitatif. L’hyperconnexion (être sur son écran le soir et le week-end) fait perdurer la sensation d’être au travail. C’est une entorse de plus à la vie de famille. Que préconisez-vous pour cela ?
Je pense qu’il est dangereux de ne pas mettre de limite, qu’il n’y ait pas de frontière claire entre un temps pour le travail et un temps pour la famille. Il y a bien sûr la question des enfants qui peuvent souffrir de ne pas voir assez leur parent, c’est là une chose connue ; mais il y a aussi, la souffrance que l’on ressent soi-même à se priver de quelque chose qui compte beaucoup. En ce qui concerne le temps à passer avec ses enfants (ce qui est une question relativement récente dans l’histoire, nos grands-parents ne se la posaient pas), si je décide de passer deux ou trois heures avec mes enfants, je m’engage totalement à être avec eux, sans qu’il y ait d’autres interférences (j’éteints mon portable et mon ordinateur, je m’implique « corps et âme » dans la relation, etc.). Quant à ma propre frustration, il faut d’abord l’accepter. Puis comprendre que faire ce que j’aime (comme passer du temps avec ma famille) doit être au moins aussi important que mon travail. Dans ce cas, je m’oblige à m’arrêter à un certain moment et je ferme tout appareil me rappelant mon travail. L’idéal est de se réserver une pièce (ou un coin de pièce avec un bureau ou une table qui ne sert qu’à cela) et de s’obliger à ne plus y retourner jusqu’au lendemain. Cloisonner le temps et l’espace est une nécessité en temps de télétravail, pour le respect de nos proches, comme pour celui de nous-mêmes.
Pour un businessman, une businesswoman, le travail, représente 70 % de la vie. Pour autant, beaucoup ont tout de même un conjoint, une conjointe, un ou des enfants. Tout cela est-il compatible ?
Je suis convaincue que cela est possible, mais en faisant des choix et donc des sacrifices. C’est inévitable. Ou alors en étant « aidé-e ». Tout dépend de ce qui compte réellement pour nous. En toute honnêteté, je pense qu’il est extrêmement difficile de gérer des postes à hautes responsabilités et d’élever ses enfants (plus encore quand on est parent solo) ou de s’investir dans sa famille. Cela ne peut fonctionner qu’à la condition de renoncer à une part des responsabilités (ce qu’on ne veut pas forcément) ou alors en se faisant aider (par la famille, les amis ou par du personnel de maison). Mais tout le monde n’en a pas les moyens ou la possibilité. Par exemple dans mon cas, je travaille dans le domaine de la recherche, je vis à Paris et je suis mère isolée avec deux enfants en bas âge. Mes horaires de travail sont très spécifiques (parfois le week-end ou le soir ; je dois partir faire des conférences un peu partout en France ou dans le monde) et je n’ai pas la possibilité d’être aidée par ma famille, trop éloignée. Je ne dois la capacité de pouvoir travailler qu’à l’aide d’une nourrice fidèle. Afin de mener mes deux enjeux de vie avec autant d’engagements, j’ai aussi développé la capacité d’être efficace dans un temps très court. C’est bien la contrainte de temps qui m’a permis de mettre à profit cette compétence et parfois de la pousser jusqu’à l’excellence quand la contrainte se fait plus grande. Mais je reconnais – et bien peu s’en doute – que ma véritable victoire dans l’existence est de parvenir à ne jamais renoncer à mon travail d’écriture (qui est très exigent et que je fais en plus de mon travail alimentaire) tout en accordant beaucoup de temps à mes enfants. Mais je n’ai guère le loisir de faire autre chose. C’est mon choix : des livres et des bébés. C’est aussi ce qui me rend heureuse et je le sais.
La machine de guerre au travail n’est pas forcément un bon père ou une bonne mère à la maison, du moins ils sont perçus comme étant « toujours absents » par leurs enfants. Quels outils permettent d’éviter l’éclatement des familles ?
La conscience des priorités. J’ai développé une « éthique de la sincérité » qui nous permet de prendre conscience de ce qu’il y a de plus important pour nous dans la vie. Et ce, pour chacun d’entre nous, de façon singulière. Une fois cette prise de conscience, il devient possible d’établir un ordre de priorités et de faire apparaître nos « essentiels ». Sans la conscience claire de ces priorités, nous pouvons être entraînés dans un mouvement quotidien et routinier dont les habitudes nous placeraient à distance de nous-mêmes et de nos véritables raisons d’être. Prendre conscience de ce qu’il y a d’essentiel dans la vie, nous permet donc de faire des choix qui nous correspondent. Et donc d’être d’autant plus libre et, in fine, d’avoir le moins de remords et de regrets possibles.
D’après une enquête publiée par OpinionWay pour Horoquartz en 2018, près de 90 % des salariés comptaient sur leur manager direct pour garantir l’équilibre des horaires et ainsi favoriser l’équilibre vie privée et vie professionnelle. Le manager jouerait ainsi un rôle pivot pour accompagner les salariés dans leur gestion du temps de travail — par exemple en donnant un volume de tâches quotidiennes raisonnable ou de vérifier que les salariés ne font pas trop d’heures supplémentaires. Êtes-vous d’accord ?
Je ne suis pas d’accord avec cela, je pense qu’un tel comportement vise à déresponsabiliser les gens. Je trouve même ce principe est assez grave. C’est à chacun d’entre nous qu’il revient de nous responsabiliser face à ce type de choix. Et si nous désirons travailler moins ou plus, ou différemment, nous devons avoir le courage d’assumer un tel désir et d’en parler au manager. Ce n’est pas à l’entreprise qu’il revient de nous rendre heureux ; mais c’est à l’entreprise qu’il revient de nous aider – dans la mesure du possible – à ce que le travail continue à faire sens.