Le progrès technologique apporte l’abondance et le bonheur. Il conditionne aujourd’hui l’avenir de l’humanité. Pourtant, certains s’en inquiètent. Ces mouvements réactionnaires, au moment où croît le péril climatique, se font de plus en plus entendre. Comment, en ce XXIe siècle, peut-on encore remettre en cause un progrès qui a permis à l’humanité de vaincre bien des maux et sans doute d’en solutionner bien d’autres à l’avenir, autrement plus graves ?
Technocritique, l’essai de l’historien François Jarrige (Editions La découverte), s’intéresse à la condescendance dont ces mouvements technocritiques — que ses détracteurs nomment volontiers « technophobes » — font l’objet. Jarrige se propose du même coup de démystifier le techno-optimisme ambiant et d’interroger le rôle de la technologie dans l’édification de notre présent et la configuration de notre futur. « Pendant longtemps, l’histoire héroïque des techniques s’est intéressée exclusivement aux réussites, aux innovations victorieuses et aux nouveautés, alors que ce sont souvent les échecs et la persistance d’objets anciens qui l’emportent. Le privilège accordé à l’innovation et l’association entre le changement technique et le progrès ont laissé dans l’ombre les points de vue minoritaires, marginaux, les protestations et les plaintes, considérées comme des manifestations d’atavisme réactionnaire. Pourtant, depuis l’entrée dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique inaugurée il y a deux siècles par la révolution thermo-industrielle, de très nombreux groupes et acteurs ont choisi de contester les techniques de leur époque. »
Rapports de force
Démystifiant le préjugé selon lequel le progrès technologique est synonyme de progrès social, Jarrige souligne la nécessité de bien distinguer ces deux concepts. À travers de nombreuses analyses historiques, il démontre comment les outils techniques, loin d’être neutres, sont toujours le fruit de choix sociétaux et économiques (c’est-à-dire pour être plus clair de rapports de force, de lutte de classes) qui peuvent entraîner des conséquences négatives. Jarrige s’intéresse au phénomène des bris de machines dans l’industrie textile par les ouvriers à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle en Angleterre. Les individus impliqués dans ces actions pensaient rendre un service au pays en détruisant ces machines qui devaient appauvrir et la population. L’État, soucieux de protéger l’industrie, se montre alors particulièrement répressif. Loin de constituer un mouvement irrépressible, les technologies mettent du temps à s’imposer face à la résistance légitime des populations. « Plutôt que le refus d’un progrès abstrait et inéluctable, les oppositions populaires peuvent être interprétées comme des tentatives pour négocier ces transformations en préservant les modes de vie et les qualifications établies, en défendant des technologies flexibles et souples contre les nouvelles machines de la grande industrie. » Mais à la fin du XIXe siècle, le capitalisme industriel allié à la foi dans le progrès technique réussit à imposer son modèle en Europe et aux États-Unis.
Regard septique
L’auteur nous invite à une réflexion sur la technologie à partir d’une perspective écologique. Il souligne l’impact sanitaire, social et environnemental de nos usages en matière de technologie. À la fin du XXIe siècle, une critique douce se développe, critique « fondée sur des stratégies participatives et des expertises visant à réguler les techniques, de plus en plus d’alertes et d’analyses mobilisent des discours et des stratégies d’action plus radicaux pour s’opposer aux dynamiques en cours. » Jarrige promeut une résistance active face à la technologie débridée. Il n’appelle pas à un retour à un passé idéalisé dépourvu de technologie, mais plaide pour une approche plus équilibrée et réfléchie. Pour lui, l’avenir doit être marqué non par une fuite en avant technologique, mais par un mouvement délibéré de « décélération », favorisant la durabilité et une liberté de l’homme face à la machine.
La course vers l’abîme technologique ne doit pas constituer notre seul horizon, mais faire l’objet d’une appropriation démocratique. Nous devons nous affranchir de « l’obsession pour la nouveauté, la compétitivité et la concurrence ». Ainsi, François Jarrige nous incite à questionner nos hypothèses, à briser nos conformismes et à envisager d’autres possibles pour notre relation avec la technologie, au moment où des entrepreneurs milliardaires ne nous promettent plus la lune, mais Mars.
Et de conclure : « Contre les fables omniprésentes, contre les appels incessants à céder devant l’“impératif technologique”, il s’agit d’entretenir un regard sceptique sur les idéologies de l’innovation, un regard aussi plus réaliste, simplement pour maintenir la possibilité d’un autre monde, un monde qui, pourquoi pas, pourrait être meilleur. »
Crédit Photo : Can Stock Photo – jjayo