Peur de perdre le contrôle, jalousie, ressentiment, insécurité, anxiété et colère… Autant de manifestations sur le plan émotionnel du syndrome de Cronos, un phénomène que l’on peut retrouver en entreprise bien sûr, mais que l’on peut aussi généraliser à notre société actuelle, peu bienveillante envers sa jeunesse.
Commençons par un peu de mythologie. Cronos (ou Kronos) était le fils de Gaia et Ouranos. Ce dernier, jaloux de ses enfants, les cacha sous terre. Un jour, Cronos et sa mère, qui n’approuvait pas le comportement de son mari, tendirent un piège à Ouranos. Alors que ce dernier s’apprêtait un soir à faire l’amour à Gaia, Cronos lui trancha les testicules avec une faux. Cronos emprisonna son père dans le Tartare, une prison située dans lesEnfers. Cronos devint le premier roi du monde, s’empara des royaumes de son père (Ouranos, le ciel) et de sa mère (Gaia, la terre) pour y régner seul. Cronos épousa sa sœur Rhéa ; ils eurent six enfants, que Cronos dévorait une fois que Rhéa avait accouché. Car Cronos se méfiait de sa progéniture ; Gaia et Ouranos avaient prédit à Cronos que ses enfants se retourneraient contre lui, comme lui s’était retourné contre ses parents.
En proie à la paranoïa, Cronos voyageait régulièrement pour s’assurer que personne en Grèce ne complotait contre lui. A son retour, Rhéa avait mis au monde son dernier enfant, un certain Zeus. Cronos l’avala. En réalité, Rhéa avait emmailloté une pierre dans des couvertures. Cronos ne se rendit pas compte de ce subterfuge et avala la pierre sans discernement. Rhéa laissa Zeus en Crète entre de bonnes mains. Zeus grandit et devint puissant. Il prit la décision de renverser son père. Par la ruse encore, il l’empoisonna, le contraignant à vomir tous ses enfants. Zeus fut remercié par ses frères et ses sœurs et une nouvelle ère put débuter, celle des Dieux de l’Olympe[1].
La peur d’être supplantée
Au regard de ce mythe, on comprend comment le syndrome de Cronos, ou « complexe de Cronos » se caractérise. Ce syndrome renvoie à un ensemble de comportements psychologiques ou relationnels où une personne plus âgée (généralement un parent, un enseignant ou un supérieur hiérarchique) se sent menacée par la réussite, l’ascension ou le potentiel d’une personne plus jeune. Ce sentiment de menace conduit souvent la personne plus âgée à adopter des comportements compétitifs et hostiles envers la personne plus jeune.
Aujourd’hui, nous pouvons parler de syndrome de Cronos dans diverses situations, dans notre milieu professionnel ou nos relations familiales ou amicales. Les personnes sujettes à ce syndrome peuvent agir de manière manipulatrice ou dévalorisante envers les plus jeunes pour maintenir leur position de pouvoir ou leur sentiment de contrôle.
Autophagie
On ne peut s’empêcher de faire un lien entre ce syndrome de Cronos et certaines des thèses développées par la journaliste Salomé Saqué dans son livre Sois jeune et tais-toi : réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, ou encore les recherches publiées par Tom Chevalier, chercheur au CNRS, et Patricia Loncle, professeure des universités à l’Ecole des hautes études en santé publique dans leur essai Une jeunesse sacrifiée.
Difficile en effet de ne pas donner à ce syndrome une portée collective et de l’étendre à la lutte entre générations. Une génération en effet semble en dévorer une autre, lui refusant la place qu’elle prendra pourtant inéluctablement. La rupture de la « loi du progrès générationnel », cette dynamique qui veut que chaque génération soit plus prospère que la précédente, est aujourd’hui cassée. Au sortir de la seconde guerre mondiale, ce sont surtout les personnes âgées qui sont en fragilité. Mais depuis les années 1970 et la transition vers une économie postindustrielle, ce sont les jeunes qui sont les plus exposés à la pauvreté et au chômage ; c’est la jeunesse qui est la première victime des soubresauts économiques.
Triste constat. Car une société qui dévore ses enfants est une société autophage, sans avenir. Il devient urgent de repenser le lien intergénérationnel, à tous les étages de la société.
[1] Source : https://www.worldhistory.org/. A noter que les stoïciens associaient Cronos à Chronos (le temps). Son rôle dans l’histoire de la création des dieux était interprété comme signifiant que toutes choses étaient engendrées par le temps. Les enfants de Cronos représentent les âges, et Cronos les dévorant signifiait que « le temps consume les âges ».
Illustration : Rubens, Saturne dévorant l’un de ses enfants (1636) – Musée du Prado.