Philosophe australien, spécialiste des liens entre écosystèmes et santé, Glenn A. Albrecht a mis notamment en lumière les effets psychologiques des mutations de l’environnement. Le créateur du concept de la solastalgie , sentiment de stress provoqué chez l’humain par les bouleversements environnementaux, refuse une vision apocalyptique et croit en un avenir radieux pour la Terre avec l’avènement de l’ère du Symbiocène, gouvernement des vivants pour toutes les espèces vivantes sans exception. Membre honoraire de la School of Geosciences de l’Université de Sydney, il présente une trentaine de nouveaux concepts dans son dernier ouvrage[1].
En 2002, Jacques Chirac déclarait lors du Sommet de la Terre à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Ce cri d’alarme n’aurait pas été entendu ?
Glenn Albrecht : Ces 65 dernières années, la durée de ma vie, ont été relativement paisibles : ma génération n’a pas connu de guerre mondiale. Pour les peuples des sociétés industrielles et technologiques avancées, l’abondance matérielle a permis une période de paix globale et de croissance de la population qui semblait ne jamais devoir s’arrêter. Tout cela a changé au cours de la deuxième décennie du XXI ème siècle. Les tensions entre les forces destructrices (terraphtoriques) et créatrices (terranaissantes) de la terre se sont déployées au cours d’une période de troubles culturels et biophysiques majeurs. Nous entrons dans une période d’incertitude extrême avec comme perspectives des famines massives, un terrorisme international, des accidents nucléaires terrifiants, des risques de guerre nucléaire, la montée des extrémismes politiques et des catastrophes climatiques. Un climat général qui alimente nos angoisses et notre peur de l’avenir.
Cet état d’esprit que vous avez défini par un terme, la solastalgie…
G.A. : Le mot ainsi formé, néologisme néolatin, assemble la racine sola, présente dans les mots désolation et consolation et stalgie provenant de la racine algia, signifiant douleur. La solastalgie désigne une émotion chronique éprouvée face à un changement environnemental négativement perçu, une sorte de détresse. Notre « maison » – la nature telle que nous la connaissions jusqu’alors -nous manque car elle est en train de se transformer sous nos yeux. Ce nouveau concept que j’ai défini en 2003 a trouvé de nombreuses illustrations depuis, de plus en plus de personnes étant affectées négativement par les agressions apportées à l’environnement. Nous sommes bien entrés dans une « ère de la solastalgie » où l’aiguille de notre boussole émotionnelle indique une détresse chronique causée par la perte des habitats et des lieux qui nous sont chers à tous les échelons. Il existe déjà une dépression pandémique chez les humains. La chanteuse australienne Missy Higgins a intitulé son album sorti en 2018 Solastalgia. On le voit : la solastalgie est entrée dans la culture populaire.
Nous sommes entrés dans une « ère de la solastalgie » où l’aiguille de notre boussole émotionnelle indique une détresse chronique causée par la perte des habitats et des lieux qui nous sont chers.
Peut-on mettre fin à cet état de détresse solastalgique ?
G.A. : Comme la nostalgie, la solastalgie n’est pas irréversible. Il pourrait suffire de réparer et de restaurer le lieu pour restituer un sentiment de consolation et de réconfort pour ceux qui le cherchent. J’ai étudié le cas précis de la Hunter Valley en Australie, région qui abrite une énorme exploitation d’un gisement de charbon à ciel ouvert. Un jour peut-être, si les activités minières prennent fin, les habitants aimeront à nouveau leur habitat comme un lieu qui leur donne la paix au cœur.
Comment passer de la désolation liée à l’environnement à une ère où, selon vos propres termes, « la Terre sera à nouveau riche, généreuse, magnifique » ?
G.A. : L’ère actuelle, l’Anthropocène, caractérisée par la domination humaine sur tous les processus biophysiques planétaires, à commencer par le climat, doit céder la place à l’ère du Symbiocène, marquée par la symbiose entre tous les êtres vivants. L’Anthropocène nous mène au « tierracide », l’extinction de la vie sur la planète Terre, elle ne peut se terminer que par la destruction de la Terre en tant que lieu accueillant la vie en général et la vie humaine en particulier. Le Symbiocène commence par la reconnaissance de l’interdépendance vitale comme fondement concret de toute pensée, politique et action. Son avènement suppose une révolution fondée sur une transition rapide et complète d’une société consommatrice et polluante à une société symbiotique et non polluante. Loin du primitivisme et du retour en arrière, le Symbiocène requiert au contraire un élan massif d’innovation et de créativité. Adieu « la durabilité » et le « développement durable ». Place à « la sumbiosité » et au « développement sumbiosique », terme qualifiant les actions humaines favorisant les relations mutuellement bénéfiques entre les êtres vivants pour conserver et maximiser l’unité dans la diversité.
Le Symbiocène commence par la reconnaissance de l’interdépendance vitale comme fondement concret de toute pensée.
Quelle forme pourra prendre ce nouveau modèle de vie sur la Terre ?
G.A. : Les humains et les autres formes de vie devront vivre ensemble en tissant des relations d’entraide[2]. Cette conception symbiotique devra se traduire par l’apparition de nouvelles formes de gouvernance. La sumbiocratie est un régime politique pour la Terre, par la Terre. Pour paraphraser Abraham Lincoln, elle serait « le gouvernement de la Terre par les peuples de la Terre, pour la Terre, afin qu’elle ne périsse pas ». Nous pourrions ainsi instaurer un Conseil de tous les êtres vivants, où les intérêts des différentes espèces seraient représentés.
Comment voyez-vous la génération Symbiocène ?
G.A. : Au Symbiocène, l’empreinte des humains sur la Terre sera réduite au minimum. La priorité de la Génération Symbiocène sera de protester contre le gigantisme, que ce soit dans l’habitat ou dans la production d’énergie et de l’alimentation. La Génération symbiocène sera une génération aux idées fondées sur l’intelligence symbiotique, adaptées à leur région et à leurs besoins. Certes la formation de la Génération Symbiocène ne sera pas facile mais l’enjeu, reconstruire un monde vivant, en vaut la peine. La soliphilie, l’amour du lieu se traduisant par l’engagement politique pour la protection des habitats contre les forces de la dévastation, est l’atout majeur de cette génération.
N’est-ce pas une vision utopiste ?
G.A. : Durant la plus grande partie de son existence sur Terre, l’Homo Sapiens a vécu dans une ère semblable au Symbiocène. Ce n’est qu’à partir de la révolution industrielle que notre espèce a commencé à s’écarter de la matrice de la vie. La « grande accélération « de l’industrie, de l’agriculture, de la technologie dans la seconde moitié du XX ème siècle s’est déroulée sans que soit prêtée grande attention, si ce n’est aucune, au rôle clef de la symbiose comme élément de la vie. Toutefois, je relève qu’un penseur comme Pierre Kropotkine avait estimé, dans l’Entraide (1906) que la nature humaine et la nature animale ne pouvaient se réduire à l’égoïsme et à l’avidité. C’est ma conviction : quand la Génération Symbiocène aura achevé son œuvre, la solastalgie devenue obsolète sera peu à peu oubliée et disparaîtra des dictionnaires vers 2100. Quel beau jour ce sera !
[1] Glenn Albrecht, Les émotions de la terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Editions Les Liens qui libèrent, 2020
[2] Ce concept de Kropotkine, géographe et théoricien de l’anarchisme a inspiré entre autres Pablo Servigne qui a publié en 2017. avec Gauthier Chapelle L’entraide, l’autre loi de la jungle, aux Editions Les Liens qui libèrent.