Astrophysicien spécialisé en relativité générale et en cosmologie, Aurélien Barrau est devenu l’un des porte-drapeaux du combat contre la destruction du vivant. Pour ce lanceur d’alerte, l’urgence de l’enjeu appelle une révision radicale de tout notre modèle de société.
Sur quels champs portent vos recherches en astrophysique ?
Je me suis d’abord intéressé au rayonnement cosmique, puis ensuite aux trous noirs et à la cosmologie. J’ai participé à différentes expériences : astronomie gamma, rayonnement cosmique (avec l’instrument AMS sur la Station Spatiale Internationale) et cosmologie observationnelle (avec le télescope LSST actuellement en construction au Chili) et je travaille également sur diverses questions plus théoriques : cosmologie quantique à boucle, champs quantiques en espace courbe, relativité générale, etc. En résumé, on peut dire que je m’intéresse à ce qu’on pourrait appeler l’« Univers noir » : trous noirs, matière noire, énergie noire. Et, bien sûr, au Big Bang et à ce qui pourrait le remplacer en gravitation quantique. En ce moment, notre attention est en particulier portée sur des modèles originaux dans lesquels l’Univers aurait connu une phase de contraction dans le passé et où, peut-être, le temps lui-même cesserait d’exister à « haute densité ». Cette question est intimement liée à celle de la structure des trous noirs. Mais je m’intéresse aussi beaucoup à l’art, à la littérature et à la poésie.
Vous êtes également très présent dans le combat écologique. Pouvez-vous résumer ce que vous qualifiez de « plus grand défi de l’histoire de l’humanité », pour citer le titre d’un de vos livres ?
Nous sommes face à une extinction massive de la vie sur Terre. Dans toutes les branches du vivant, les populations s’effondrent. Les chiffres scientifiques sont affolants. Les spécialistes sont littéralement désespérés. Et cela n’est pas dû à une cause géologique ou météoritique, mais à la seule activité humaine. C’est une situation sans précédent dans les 5 milliards d’années d’existence de notre vieille planète. J’imagine mal un défi plus fondamental que l’inversion de cette tendance ! Et soyons très clair le réchauffement climatique n’est qu’un aspect d’une crise multifactorielle. Même sans le moindre degré de réchauffement, nous serions quand même au cœur d’une extermination massive de la vie sur Terre. C’est, dans toutes ses dimensions, le fait d’avoir considéré la nature comme une simple ressource, sans valeur intrinsèque, qui conduit à la catastrophe.
Comment vos travaux en physique vous ont-ils amené à poser le constat que vous faites ?
Il n’y a aucun lien. N’importe qui peut se rendre compte du désastre actuel. Il n’est pas nécessaire d’être astrophysicien. La tragédie que vit en ce moment notre planète est d’un tel niveau d’évidence qu’elle ne nécessite aucune démonstration subtile. Tous les indicateurs le prouvent sans le moindre doute. Toutes les études le confirment, à ce détail près que chaque nouvelle investigation est pire que la précédente. Nous sommes entrés dans ce que l’ONU nomme une « menace existentielle directe ».
Comment définiriez-vous l’écologie ? Et vous qualifieriez-vous d’ailleurs d’écologiste ?
Je pense en effet que le terme est trop étroit pour qualifier l’immensité de l’enjeu. Peut-être faudrait-il parler plutôt de biophilie : amour de la vie. Mais si l’on définit l’écologie, naïvement, comme une posture qui considère que la valeur de la vie est supérieure à celle des enjeux économiques, alors je le suis certainement. Et je ne comprends pas qu’on puisse ne pas l’être. Aujourd’hui, aussi mal défini soit-il, le mot écologie réfère à une ligne de survie.
Quelle analyse faites-vous du traitement réservé à vos prises de position et vos propositions par le système médiatique, par la sphère politique et par le monde scientifique ?
Je ne suis l’auteur d’aucune étude sur l’écologie. Mes travaux de recherche portent sur les trous noirs et la relativité générale. Un peu aussi sur la philosophie puisque j’ai passé un doctorat dans cette discipline il y a quelques années. Pour ce qui est de la crise du vivant, je ne suis qu’un lanceur d’alerte. Je ne fais, comme Greta Thunberg et avec beaucoup moins d’ampleur et de talent, que rappeler les vérités scientifiques consensuelles. Et elles sont terrifiantes.
Y a-t-il aujourd’hui une posture généralisée de déni, de la part des institutions, des « experts » et des citoyens ?
Je crois que maintenant, tout être humain doué d’un minimum de raison et d’honnêteté sait que nous sommes dans une situation désastreuse. Il y a la crainte légitime de ce qui va advenir : pensez-vous sincèrement que le déplacement 500 millions de réfugiés climatiques puisse se passer dans la joie et la bonne humeur ? Pensez-vous que l’instabilité alimentaire généralisée prévue par l’ONU au-delà de 3 degrés de réchauffement soit une nouvelle anecdotique ? Mais il y a aussi le simple bilan, la connaissance du passé récent : nous avons déjà perdu l’essentiel des vivants en quelques décennies. Tout cela est acté. Pourtant, absolument rien ne se passe et chaque année est pire que la précédente. Aucune « transition écologique » en vue.
Comment évoluent la teneur et la forme du débat public autour de la question climatique depuis douze mois ?
Elles n’évoluent presque pas. Au-delà des effets d’annonce, rien n’advient. Nous restons prisonniers de règles économiques suicidaires et d’une conception totalement irrationnelle de la croissance comme un « but en soi », qui est scientifiquement intenable et éthiquement désastreuse. Soyons bien clairs : il n’y a pas de réalités économiques. Ce ne sont que des règles du jeu. Des conventions extrêmement récentes et évidemment réfutables par simple décision. Les vraies réalités sont biologiques, climatiques, géologiques… et elles se rappellent à nous ! Nous ne sommes pas sérieux face à une situation plus que sérieuse. Nous sommes à l’image de sales gamins qui veulent à tout prix finir leur partie de Monopoly dans une maison en feu. Des voyages en avion à l’utilisation des smartphones, notre consommation augmente partout. La pensée « magique » en un miracle a assez duré, mais continue, semble-t-il, d’être invoquée… Cette « religion sans Dieu » nous tue : il n’y aura pas de solution technique. Le problème est entièrement ailleurs. Même une impossible source d’énergie propre ne serait pas une bonne nouvelle : notre manière d’utiliser l’énergie est, en elle-même, dévastatrice. Même si les avions n’émettaient pas de CO2, le tourisme aurait des conséquences délétères sur les écosystèmes. Il faut travailler beaucoup plus en profondeur.
Quel est aujourd’hui votre état d’esprit ?
Tout cela m’inspire une grande tristesse. Je suis à peu près certain que quand nous aurons remplacé le ciel étoilé par ces délirantes constellations de dizaines de milliers de satellites et les abeilles par des drones, nous regretterons notre folie. Mais, manifestement, nous demeurons incapables de toute anticipation, même devant l’évidence.
Comment faudrait-il organiser le débat public pour accélérer la mise en marche de politiques radicales et immédiates ?
Je ne sais pas. Alors qu’il faudrait voir émerger de nouvelles connivences et solidarités face à la crise en cours (je rappelle qu’en ce moment 25 000 personnes meurent de faim chaque jour et qu’en une seule décennie nous venons de faire s’effondrer des deux tiers la biomasse dans la branche du vivant qui comporte le plus d’individus et le plus d’espèces), on observe au contraire un repli identitaire et le renforcement des politiques purement gestionnaires. C’est une accélération dans l’insensé. Il faudrait réinterroger le sens et les enjeux, mais, tout à l’inverse, la politique se borne aujourd’hui à s’assurer que la chute intervienne le plus rapidement possible. Et, hélas, cela ne concerne pas que l’écologie…
Quel doit être le rôle du politique ? A quelle échelle (locale, nationale, communautaire) ? Avec quels leviers (constitutionnels, fiscaux, coercitifs, voire autoritaires) ?
Il faut une approche « multifractale », c’est-à-dire tout en même temps. Nous devrions être en guerre totale contre la 6e extinction massive. Et ce n’est pas du tout le cas. Quant aux aspects coercitifs, qui font couler tant d’encre, c’est assez étonnant. Notre monde est – heureusement – nervuré de coercitions ! Nous n’avons pas le droit d’exercer notre liberté quand celle-ci devient trop nuisible à autrui. Il y a un nombre incalculable d’articles de loi en ce sens et personne ne songe à les remettre en cause ! Ils sont essentiels au bien commun. Nous ne sommes pas libres de détruire les autres comme bon nous semble, et c’est heureux. Pour endiguer la pandémie, personne ne s’offusque que des restrictions de libertés soient mises en œuvre à des fins de santé publique. Pourquoi faudrait-il absolument demeurer libre de saccager la possibilité d’un avenir ? Le « droit » à user de 4X4 en centre-ville nous semble-t-il plus sacré que le droit de nos enfants à vivre ? Ce n’est qu’une question de choix. Mais faire passer les écologistes, qui tentent de sauver ce qui peut l’être de la vie sur Terre, pour des dictateurs… ce serait quand même comique si la situation n’était tragique.
La politique peut-elle trouver dans ce contexte une opportunité de redéfinir ses fondements, ses objectifs et ses modes d’action ?
Oui et c’est peut-être la seule bonne nouvelle : nous avons le droit et même maintenant le devoir de tout réinventer. Poussés par la catastrophe écologique, il nous faut tout reprendre. Usons de cette opportunité. Il est un peu triste que l’Occident – au sens large – ait besoin de craindre pour lui-même avant de se remettre en cause. Mais nous en sommes là et il y a sans doute lieu de se réjouir que nombre de questions a priori hétérogènes à l’écologie puissent ainsi être mises sur la table.
Quel doit être le rôle des entreprises ? Comment peuvent-elles se positionner face à cette situation d’urgence ?
Sincèrement, c’est extrêmement compliqué. Si l’on veut être honnête, on doit intégrer les effets rebonds qui montrent qu’en pratique, même un gain d’efficacité énergétique se traduit presque toujours pas une hausse de consommation. Il n’y a presque jamais de contre-exemple. La seule et unique manière pour les entreprises de participer à une sortie de crise serait d’avoir pour objectif annoncé et suivi de produire et de vendre moins. Vous voyez l’ampleur du problème…
La solution n‘est-elle pas tout entière comprimée dans l’idée de partage et dans la mise en œuvre de nouvelles alliances ?
Disons qu’il faudrait entamer dès maintenant une décroissance (au sens économique, c’est-à-dire étriqué de ce mot) rapide. La corrélation entre le PIB et les émissions de CO2 est presque parfaite : il n’y a donc pas d’autre salut qu’une diminution de celui-ci. C’est, pourrait-on dire, un fait. Les conséquences de 4,5 ou 6 degrés de réchauffement seraient inimaginables. Mais cette décroissance, nécessaire donc pour que la planète reste habitable, ne peut être acceptable que si elle s’accompagne d’un partage. J’ai peu d’espoir sur la mise en pratique de cela. Ce serait pourtant, je crois, la seule bonne solution.
Si nous refusons cette décroissance raisonnable, nous connaîtrons une situation climatique désastreuse. Et, de toute façon… nous décroîtrons quand même ! Car notre monde est fini et la production de pétrole va très bientôt diminuer. Mais nous décroîtrons alors brutalement et contre notre gré. Tout sera alors perdu : une récession non souhaitée conduirait aux pires instabilités géostratégiques et à un impact climatique maximal.
La situation que vous décrivez est nécessairement anxiogène et peut actionner des processus de déni. Vous êtes-vous interrogé sur la pertinence (ou au contraire l’imposture) d’une minoration de la gravité de l’enjeu ?
Pour le moment je ne vois, hélas, aucune véritable anxiété. Nous devrions avoir peur – ce serait rationnel –, mais nous n’avons pas vraiment peur. Pourtant 800 000 morts, par an, en Europe, dus à la pollution c’est littéralement impensable. Mais nous avons peur pour notre emploi, pour notre santé, pour notre réputation… personne ou presque ne s’endort avec le ventre noué à cause de l’extinction de la vie sur Terre et de la perspective de guerres dans un avenir proche. C’est curieux. De toute façon, l’enjeu et minoré depuis 40 ans, il est peut-être temps de dire la vérité. Il n’est évidemment pas question de faire peur par jeu ou malice. Il est question de dire la vérité. Et il est possible qu’une écoanxiété néfaste puisse effectivement voir le jour. Mais en tant que phénomène de société préoccupant, ce n’est vraiment pas l’urgence… Il faut traiter la cause de cette peur – c’est-à-dire l’effondrement de la vie – et pas la peur en tant que telle.
La critique en collapsologie qui vous est souvent faite vous semble-t-elle fondée ?
Toute critique constructive est bienvenue.