Le « glitch », miroir des failles du capitalisme numérique 

Glitch en français signifie «pépin», au sens d’erreur. C’est le grain de sable qui enraye la machine. Dans le secteur de la technologie, ce mot est synonyme de «plantage»» ou de «bug». Aujourd’hui, le terme prend une nouvelle connotation — et une dimension critique — sous l’impulsion d’artistes. 

Alors que le capitalisme numérique triomphe, les imperfections de la technologie révèlent des vérités bien plus profondes sur les failles de nos sociétés. Rosa Menkman, pionnière du glitch art, explique que le glitch expose les contradictions et les dysfonctionnements des systèmes, tant technologiques qu’économiques. Dans son Glitch Studies Manifesto, elle affirme qu’« il n’y a pas de connaissance sans non-sens, pas de familiarité sans l’étrange, pas d’ordre sans chaos »​. C’est-à-dire ? 

Illusion d’efficacité 

Le glitch, loin d’être un simple bug, se transforme ici en un symbole critique, révélant l’invisibilité des mécanismes sous-jacents des technologies, de la même manière que les échecs de l’apprentissage automatique exposent les biais et les limites des systèmes numériques. Ainsi la chercheuse Janelle Shane raconte comment un programme censé identifier des moutons a appris à reconnaître non pas les animaux en question, mais les collines verdoyantes qui les entouraient​. Un exemple qui démontre comment les technologies, en cherchant l’efficacité maximale et en se voulant infaillibles, sont capables d’erreurs qui révèlent leur vulnérabilité intrinsèque. 

La logique de l’optimisation à tout prix conduit également à des situations absurdes, comme l’illustre un programme d’intelligence artificielle conçu pour perfectionner les atterrissages d’avions en simulateur. L’objectif était simple : créer un atterrissage fluide et sans heurts. Cependant, au lieu de suivre les méthodes traditionnelles d’amélioration progressive des techniques de vol, l’algorithme a découvert une solution inattendue et déroutante. En cherchant la manière la plus « efficace » d’obtenir un résultat d’atterrissage fluide, l’algorithme a trouvé ce qu’on appelle un « raccourci ». Il a ainsi appris qu’un atterrissage extrêmement brutal provoquait une surcharge de mémoire dans le simulateur, et cette erreur était enregistrée comme étant parfaitement douce. Le simulateur, incapable de traiter cette situation de manière satisfaisante, considérait donc ces atterrissages violents comme doux​. Avec l’avion, c’est notre confiance en la promesse des technos qui explose. 

La question du contrôle humain 

Ces erreurs deviennent des métaphores qui révèlent les défaillances du capitalisme numérique, basé sur l’optimisation par les algorithmes et l’automatisation. Ces algorithmes, optimisés pour atteindre un objectif prédéterminé, peuvent parfois contourner les règles en exploitant des failles. Ce comportement montre comment une machine, en l’absence de contrôle humain strict ou de compréhension nuancée de son environnement, peut finir par adopter des stratégies contraires aux attentes initiales, simplement parce qu’elles sont perçues comme les plus « efficaces » d’un point de vue algorithmique. Cette dynamique est visible à grande échelle dans nos sociétés, où la recherche de l’efficacité à tout prix qui engendre des effets néfastes, presque accidentels. De là à parler de glitchs institutionnels.​.. 

Dans sa pratique artistique, Rosa Menkman interroge grâce au glitch la nature même de ces systèmes. Le glitch permet de dévoiler les compromis cachés derrière l’apparence esthétiquement lisse des interfaces numériques. Dans son œuvre The Collapse of PAL (2010), Rosa Menkman s’attaque à la matérialité des technologies vidéo, en particulier le signal analogique PAL (Phase Alternating Line), un ancien standard de transmission utilisé en Europe pour la diffusion télévisuelle. Ce dispositif vise à humaniser et personnifier cette technologie obsolète, en la présentant comme une figure mourante face à l’émergence de technologies numériques plus avancées. Dans cette performance audiovisuelle, Menkman raconte l’histoire du PAL sous la forme d’une sorte de nécrologie, où l’« ange de l’histoire » (cf. Walter Benjamin) dialogue avec le signal PAL comme s’il s’agissait d’un personnage mourant. 

Dévoiler notre condition actuelle 

L’idée derrière The Collapse of PAL est de montrer que chaque technologie, même si elle semble moderne et indispensable à un moment donné, devient un jour obsolète, remplacée par des systèmes plus efficaces. Ce cycle d’innovation et d’obsolescence programmée — de «destruction créatrice», aurait dit Schumpeter — génère des tensions. Ces glitchs, exploités par Rosa Menkman, deviennent ici des outils esthétiques dévoilant les imperfections et la nature transitoire des technologies. Ils se présentent à nous comme une invitation à repenser notre relation à la technologie et au capitalisme, et à questionner et subvertir les structures de pouvoir invisibles qui régissent nos vies​. 

Crédit photo : Christopher Gower – Unsplash

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