Ralentissement de la productivité des appareils de production. Erosion de la confiance des peuples dans la démocratie. Tensions et rivalité grandissantes entre les Etats-Unis et la Chine. Ces trois facteurs sources d’inquiétude seraient-ils liés ? C’est ce que démontre une étude britannique récente.
Le président du Royal Institute of International Affairs vient de mettre en ligne un texte qui mérite notre attention. Ce célèbre think tank britannique, aussi connu sous le nom de Chatham House, le plus important think tank britannique, fêtera l’an prochain son centième anniversaire. C’est une institution aussi prudente que vénérable. Son président, Jim O’Neill, qui a été Secrétaire au Trésor dans le gouvernement de David Cameron, résume dans ce texte, largement reproduit, ce qui lui semble être les priorités dans les affaires du monde.
Pour lui, il y a aujourd’hui trois grands sujets d’inquiétude. D’abord, un problème économique : l’étrange ralentissement de la productivité de nos appareils de production. Un problème politique : l’érosion de la confiance des peuples qui en bénéficient dans les possibilités de la démocratie. Un problème de relations internationales : le danger que fait courir au reste du monde la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Or, ces trois problèmes sont, dit-il, logiquement liés entre eux. Prenons-les un par un.
Pourquoi la productivité se traîne-t-elle ?
C’est Robert J. Gordon, un célèbre professeur d’économie américain qui, le premier, en 2016, a mis en lumière l’étrange phénomène dans son livre à succès, non traduit en français : The Rise and fall of American Growth. Depuis une bonne vingtaine d’années à présent, la productivité des entreprises américaines stagne. Même chose en Europe. Or on s’attendait au contraire à ce qu’elle s’envole, sous l’influence de la révolution numérique et de l’automatisation : un même employé été censé produire davantage de valeur ajoutée en utilisant ces véritables multiplicateurs de son travail. Comme l’introduction de l’énergie électrique a galvanisé la productivité des usines au début du XX° siècle. Le fait que cela n’ait pas été le cas reste, à bien des égards un mystère.
Pour le professeur Gordon, c’est parce que le numérique ne concerne, en réalité, qu’un nombre limité d’activités. D’autres, comme Michael Spence, mettent en cause la politique monétaire des Banques centrales : elles ont incité les entreprises à racheter leurs propres actions, plutôt qu’à investir dans de nouveaux outils de production. C’est aussi le diagnostic de Jim O’Neill : les entreprises en place ne sont pas efficacement concurrencées par de nouveaux venus plus novateurs. Leurs profits leur viennent davantage de montages financiers que d’investissements intelligents.
Les plus optimistes conseillent d’attendre avant de diagnostiquer, comme Larry Summers, une « stagnation séculaire » des économies des pays capitalistes. Les technologies nouvelles mettent souvent du temps à produire leurs effets. Nous verrons.
Des politiciens marginaux profitent de ces inquiétudes
Mais, dans des pays comme les nôtres, vieillissants, où le pourcentage de la population capable d’occuper un emploi décline, les gains de productivité sont indispensables pour compenser un moindre nombre d’heures travaillées – si l’on veut maintenir le niveau des salaires et un niveau élevé de protection sociale. Tant que la productivité s’envolait, que la croissance était au rendez-vous, les salaires progressaient. Cela a favorisé, dans les années 90, écrit Jim O’Neill, le consensus néolibéral. Cela s’est traduit politiquement par les victoires de ces nouvelles gauches décontractées, optimistes et pro-business à la Bill Clinton et Tony Blair.
Mais le climat moral a changé ces quinze dernières années. Il est devenu morose. Les gens constatent que leurs revenus n’augmentent plus guère. Ils devinent en outre que les systèmes de protection sociale ne sont plus réellement financés. De sérieuses inquiétudes pèsent en particulier sur les retraites.
Les partis traditionnels ayant été incapables de rassurer les électeurs à ce propos, cela a été la chance de politiciens marginaux. De droite comme de gauche. Soudain, ils paraissent susceptibles d’apporter des résultats que le système en place produit de moins en moins. Leurs promesses sont peu crédibles, admet Jim O’Neill, mais les partis du centre doivent cesser de la politique de l’autruche : dénoncer « le populisme » et promettre que tout va rentrer dans l’ordre tout seul. Parce que cela ne sera pas le cas. Aucune chance.
« Le problème n’est pas, écrit-il, que des forces populistes nouvelles et effrayantes sont en train de détruire le modèle économique de l’après-guerre ; c’est plutôt le contraire. La montée en puissance de nouveaux mouvements politiques est le résultat logique de la période antérieure de consolidation néo-libérale et de l’échec de la pensée centriste à produire les résultats qu’elle apportait auparavant. »
Apprendre à vivre en bonne intelligence avec la Chine ?
Mais finalement, le plus préoccupant des trois problèmes, convient-il, c’est le dernier. Le conflit pendant entre les Etats-Unis et la Chine. Il porte sur le commerce et la maîtrise de l’innovation technologique. Il peut déboucher sur un conflit militaire. Il faut que les Américains se résignent à perdre leur leadership, estime O’Neill. Et que les sociétés occidentales apprennent à vivre en bonne intelligence avec la Chine. Car sa croissance profitera à tous. Les Chinois ne connaissent pas, eux, le fameux ralentissement de la productivité…
Crédits : France Culture