Le sujet moderne était lié à la pratique de la lecture à voix basse dans l’espace privé de l’intime. Le sujet post-moderne est lié à l’usage des réseaux sociaux. Il relève de l’esprit de la ruche.
Voici La Revue du Hérisson. The Hedgehog Review. Titre, certes un peu frivole, mais il s’agit pourtant d’une revue universitaire consacrée à la réflexion critique sur la culture contemporaine. Noble tâche. Elle est publiée par un Institut qui a son siège à l’Université de Charlottesville, en Virginie. Je suppose qu’elle doit son nom à la distinction fameuse, établie par Isaiah Berlin, dans un essai sur Tolstoï, entre deux types d’esprits. Vous avez, disait Berlin, des gens qui « rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système », qui pensent – je cite encore Berlin – « posséder un principe organisateur, unique et universel ». Ce sont des hérissons. Et vous en avez d’autres, qui « poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voire contradictoires. » Ce sont donc « les renards ». Et Isaiah Berlin citait le poète de la Grèce antique Archiloque « le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une, mais grande. »
La revue du hérisson, qui doit référer ses nombreuses connaissances à une « vision centrale », mais j’ignore laquelle, consacre son dernier numéro au « moi post-moderne ». Et le dossier est ouvert par un article assez remarquable d’un professeur de l’Université de Washington, David Bosworth, qui prétend que nous vivons une espèce de mutation anthropologique. En passant de l’âge moderne à l’âge post-moderne, nous aurions, en quelque sorte, changé de moi. Or, nos représentations datent de l’époque précédente. Ce qui crée un hiatus.
Nous avons le sentiment de devoir affronter des défis et des dangers auxquels nous ne sommes pas préparés, dit-il. Cela va du terrorisme au réchauffement climatique en passant par la corruption des élites. Dans le monde d’hier, les Américains avaient un héros taillé sur mesure, dont bien des politiciens se sont inspirés : le cow-boy solitaire, justicier surgissant de la wilderness, c’est-à-dire de nulle part, pour venir mettre sa force invincible au service des communautés menacées. Ce mythe culturel a disparu depuis un certain temps du cinéma américain. Lorsqu’il y fait une apparition, c’est sur le mode du Don Quichotte de Cervantès : en tant que caricature des valeurs d’autrefois, égarée dans une nouvelle époque. Don Quichotte promenait dans l’Espagne du début XVII° sa nostalgie des romans de chevalerie. Le justicier solitaire aujourd’hui se heurte à un monde où tout fonctionne en réseau. Il est dépassé. A quatre siècles de distance, l’un et l’autre sont jugés dérisoires et provoquent le rire.
L’époque des héros solitaires est terminée parce que la connaissance est devenue collaborative. Face à des phénomènes comme les cyberattaques, ou la radicalisation sur les réseaux sociaux, ce n’est pas d’un John Wayne que nous avons besoin. Mais d’une collaboration aussi peu hiérarchisée que possible entre des milliers de spécialistes disséminés.
La thèse centrale David Bossworth est qu’un nouveau sujet a fait son apparition. Pour tout dire, nous serions en cours de métamorphose existentielle collective. Le sujet moderne est en passe d’être remplacé par un sujet post-moderne. Mais si les premiers sociologues et anthropologues à avoir émis ce genre de diagnostic, à commencer par Erwing Goffman, insistaient sur le manque de consistance du sujet « post », sur sa fluidité, sa discontinuité, Bosworth, lui, s’intéresse d’abord aux causes de notre métamorphose. On le sait : le sujet post-moderne est issu de la révolution numérique. Elle a bouleversé nos façons de penser.
La modernité libérale, celle qui commence plus ou moins avec Montaigne et surtout Descartes, avait fait émerger un sujet dont l’idéal était une autonomie aussi complète que possible. Il s’agissait d’un type d’individu sans précédent dans l’histoire de l’humanité, puisqu’il était non seulement autorisé, mais encouragé à vivre « pour lui-même ». Et pour David Bosworth, le symbole de cette préservation de l’intimité aura été la lecture à voix basse. Ce sujet moderne aurait été le produit anthropologique de l’invention du l’imprimé et de l’alphabétisation ; c’est pourquoi on repère son apparition à la fin du XVI° siècle et au début du XVII° en Europe.
Cette pratique (la lecture à voix basse) a favorisé l’indépendance intellectuelle, l’esprit critique et la réflexion sur soi au sein d’un espace privé. Lire implique, en effet, entrer en soi-même et s’abstraire de son environnement. On pouvait aussi communiquer par écrit. L’échange de lettres avait lieu, la plupart du temps, avec un nombre très limité de correspondants. Puis, le téléphone est venu ajouter « la spontanéité et la richesse émotionnelle » de la voix. Le nombre d’interactions a été multiplié de façon impressionnante… Inutile d’expliquer qu’avec internet, les possibilités d’interaction à distance sont devenues virtuellement illimitées. Les réseaux sociaux (plus d’un milliard et demi de terriens ont leur page Facebook) occupent une part croissante des relations sociales. Un message peut devenir viral. La tour d’ivoire du penseur solitaire, et la « solitude à deux » des conversations téléphoniques ont fait place à « l’esprit de la ruche ».
Du coup, c’est une banalité de le dire, le besoin de protéger sa vie privée, son intimité, a fait place à son contraire : le goût de la transparence, le désir de publicité. Sur les réseaux sociaux, écrit David Bosworth, nous sommes devenus « les paparazzi de nos propres vies ». Il aurait été étonnant qu’un tel bouleversement ne réagence pas fondamentalement la manière dont est structurée notre personnalité. Tel est bien le cas et de manière radicale.
À l’affût des nouvelles parutions sur les 5 continents, livres, revues, articles, imprimés ou numériques, Brice Couturier lit pour vous, avec l’appétit qui le caractérise, tout ce qui lui passe par la main et vous en propose la synthèse. Le Tour du monde des idées, c’est tous les jours à 11 h 50 sur France Culture.
Voici La Revue du Hérisson. The Hedgehog Review. Titre, certes un peu frivole, mais il s’agit pourtant d’une revue universitaire consacrée à la réflexion critique sur la culture contemporaine. Noble tâche. Elle est publiée par un Institut qui a son siège à l’Université de Charlottesville, en Virginie. Je suppose qu’elle doit son nom à la distinction fameuse, établie par Isaiah Berlin, dans un essai sur Tolstoï, entre deux types d’esprits. Vous avez, disait Berlin, des gens qui « rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système », qui pensent – je cite encore Berlin – « posséder un principe organisateur, unique et universel ». Ce sont des hérissons. Et vous en avez d’autres, qui « poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voire contradictoires. » Ce sont donc « les renards ». Et Isaiah Berlin citait le poète de la Grèce antique Archiloque « le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une, mais grande. »
La revue du hérisson, qui doit référer ses nombreuses connaissances à une « vision centrale », mais j’ignore laquelle, consacre son dernier numéro au « moi post-moderne ». Et le dossier est ouvert par un article assez remarquable d’un professeur de l’Université de Washington, David Bosworth, qui prétend que nous vivons une espèce de mutation anthropologique. En passant de l’âge moderne à l’âge post-moderne, nous aurions, en quelque sorte, changé de moi. Or, nos représentations datent de l’époque précédente. Ce qui crée un hiatus.
Nous avons le sentiment de devoir affronter des défis et des dangers auxquels nous ne sommes pas préparés, dit-il. Cela va du terrorisme au réchauffement climatique en passant par la corruption des élites. Dans le monde d’hier, les Américains avaient un héros taillé sur mesure, dont bien des politiciens se sont inspirés : le cow-boy solitaire, justicier surgissant de la wilderness, c’est-à-dire de nulle part, pour venir mettre sa force invincible au service des communautés menacées. Ce mythe culturel a disparu depuis un certain temps du cinéma américain. Lorsqu’il y fait une apparition, c’est sur le mode du Don Quichotte de Cervantès : en tant que caricature des valeurs d’autrefois, égarée dans une nouvelle époque. Don Quichotte promenait dans l’Espagne du début XVII° sa nostalgie des romans de chevalerie. Le justicier solitaire aujourd’hui se heurte à un monde où tout fonctionne en réseau. Il est dépassé. A quatre siècles de distance, l’un et l’autre sont jugés dérisoires et provoquent le rire.
L’époque des héros solitaires est terminée parce que la connaissance est devenue collaborative. Face à des phénomènes comme les cyberattaques, ou la radicalisation sur les réseaux sociaux, ce n’est pas d’un John Wayne que nous avons besoin. Mais d’une collaboration aussi peu hiérarchisée que possible entre des milliers de spécialistes disséminés.
La thèse centrale David Bossworth est qu’un nouveau sujet a fait son apparition. Pour tout dire, nous serions en cours de métamorphose existentielle collective. Le sujet moderne est en passe d’être remplacé par un sujet post-moderne. Mais si les premiers sociologues et anthropologues à avoir émis ce genre de diagnostic, à commencer par Erwing Goffman, insistaient sur le manque de consistance du sujet « post », sur sa fluidité, sa discontinuité, Bosworth, lui, s’intéresse d’abord aux causes de notre métamorphose. On le sait : le sujet post-moderne est issu de la révolution numérique. Elle a bouleversé nos façons de penser.
La modernité libérale, celle qui commence plus ou moins avec Montaigne et surtout Descartes, avait fait émerger un sujet dont l’idéal était une autonomie aussi complète que possible. Il s’agissait d’un type d’individu sans précédent dans l’histoire de l’humanité, puisqu’il était non seulement autorisé, mais encouragé à vivre « pour lui-même ». Et pour David Bosworth, le symbole de cette préservation de l’intimité aura été la lecture à voix basse. Ce sujet moderne aurait été le produit anthropologique de l’invention du l’imprimé et de l’alphabétisation ; c’est pourquoi on repère son apparition à la fin du XVI° siècle et au début du XVII° en Europe.
Cette pratique (la lecture à voix basse) a favorisé l’indépendance intellectuelle, l’esprit critique et la réflexion sur soi au sein d’un espace privé. Lire implique, en effet, entrer en soi-même et s’abstraire de son environnement. On pouvait aussi communiquer par écrit. L’échange de lettres avait lieu, la plupart du temps, avec un nombre très limité de correspondants. Puis, le téléphone est venu ajouter « la spontanéité et la richesse émotionnelle » de la voix. Le nombre d’interactions a été multiplié de façon impressionnante… Inutile d’expliquer qu’avec internet, les possibilités d’interaction à distance sont devenues virtuellement illimitées. Les réseaux sociaux (plus d’un milliard et demi de terriens ont leur page Facebook) occupent une part croissante des relations sociales. Un message peut devenir viral. La tour d’ivoire du penseur solitaire, et la « solitude à deux » des conversations téléphoniques ont fait place à « l’esprit de la ruche ».
Du coup, c’est une banalité de le dire, le besoin de protéger sa vie privée, son intimité, a fait place à son contraire : le goût de la transparence, le désir de publicité. Sur les réseaux sociaux, écrit David Bosworth, nous sommes devenus « les paparazzi de nos propres vies ». Il aurait été étonnant qu’un tel bouleversement ne réagence pas fondamentalement la manière dont est structurée notre personnalité. Tel est bien le cas et de manière radicale.
À l’affût des nouvelles parutions sur les 5 continents, livres, revues, articles, imprimés ou numériques, Brice Couturier lit pour vous, avec l’appétit qui le caractérise, tout ce qui lui passe par la main et vous en propose la synthèse. Le Tour du monde des idées, c’est tous les jours à 11 h 50 sur France Culture.
Voici La Revue du Hérisson. The Hedgehog Review. Titre, certes un peu frivole, mais il s’agit pourtant d’une revue universitaire consacrée à la réflexion critique sur la culture contemporaine. Noble tâche. Elle est publiée par un Institut qui a son siège à l’Université de Charlottesville, en Virginie. Je suppose qu’elle doit son nom à la distinction fameuse, établie par Isaiah Berlin, dans un essai sur Tolstoï, entre deux types d’esprits. Vous avez, disait Berlin, des gens qui « rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système », qui pensent – je cite encore Berlin – « posséder un principe organisateur, unique et universel ». Ce sont des hérissons. Et vous en avez d’autres, qui « poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voire contradictoires. » Ce sont donc « les renards ». Et Isaiah Berlin citait le poète de la Grèce antique Archiloque « le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une, mais grande. »
La revue du hérisson, qui doit référer ses nombreuses connaissances à une « vision centrale », mais j’ignore laquelle, consacre son dernier numéro au « moi post-moderne ». Et le dossier est ouvert par un article assez remarquable d’un professeur de l’Université de Washington, David Bosworth, qui prétend que nous vivons une espèce de mutation anthropologique. En passant de l’âge moderne à l’âge post-moderne, nous aurions, en quelque sorte, changé de moi. Or, nos représentations datent de l’époque précédente. Ce qui crée un hiatus.
Nous avons le sentiment de devoir affronter des défis et des dangers auxquels nous ne sommes pas préparés, dit-il. Cela va du terrorisme au réchauffement climatique en passant par la corruption des élites. Dans le monde d’hier, les Américains avaient un héros taillé sur mesure, dont bien des politiciens se sont inspirés : le cow-boy solitaire, justicier surgissant de la wilderness, c’est-à-dire de nulle part, pour venir mettre sa force invincible au service des communautés menacées. Ce mythe culturel a disparu depuis un certain temps du cinéma américain. Lorsqu’il y fait une apparition, c’est sur le mode du Don Quichotte de Cervantès : en tant que caricature des valeurs d’autrefois, égarée dans une nouvelle époque. Don Quichotte promenait dans l’Espagne du début XVII° sa nostalgie des romans de chevalerie. Le justicier solitaire aujourd’hui se heurte à un monde où tout fonctionne en réseau. Il est dépassé. A quatre siècles de distance, l’un et l’autre sont jugés dérisoires et provoquent le rire.
L’époque des héros solitaires est terminée parce que la connaissance est devenue collaborative. Face à des phénomènes comme les cyberattaques, ou la radicalisation sur les réseaux sociaux, ce n’est pas d’un John Wayne que nous avons besoin. Mais d’une collaboration aussi peu hiérarchisée que possible entre des milliers de spécialistes disséminés.
La thèse centrale David Bossworth est qu’un nouveau sujet a fait son apparition. Pour tout dire, nous serions en cours de métamorphose existentielle collective. Le sujet moderne est en passe d’être remplacé par un sujet post-moderne. Mais si les premiers sociologues et anthropologues à avoir émis ce genre de diagnostic, à commencer par Erwing Goffman, insistaient sur le manque de consistance du sujet « post », sur sa fluidité, sa discontinuité, Bosworth, lui, s’intéresse d’abord aux causes de notre métamorphose. On le sait : le sujet post-moderne est issu de la révolution numérique. Elle a bouleversé nos façons de penser.
La modernité libérale, celle qui commence plus ou moins avec Montaigne et surtout Descartes, avait fait émerger un sujet dont l’idéal était une autonomie aussi complète que possible. Il s’agissait d’un type d’individu sans précédent dans l’histoire de l’humanité, puisqu’il était non seulement autorisé, mais encouragé à vivre « pour lui-même ». Et pour David Bosworth, le symbole de cette préservation de l’intimité aura été la lecture à voix basse. Ce sujet moderne aurait été le produit anthropologique de l’invention du l’imprimé et de l’alphabétisation ; c’est pourquoi on repère son apparition à la fin du XVI° siècle et au début du XVII° en Europe.
Cette pratique (la lecture à voix basse) a favorisé l’indépendance intellectuelle, l’esprit critique et la réflexion sur soi au sein d’un espace privé. Lire implique, en effet, entrer en soi-même et s’abstraire de son environnement. On pouvait aussi communiquer par écrit. L’échange de lettres avait lieu, la plupart du temps, avec un nombre très limité de correspondants. Puis, le téléphone est venu ajouter « la spontanéité et la richesse émotionnelle » de la voix. Le nombre d’interactions a été multiplié de façon impressionnante… Inutile d’expliquer qu’avec internet, les possibilités d’interaction à distance sont devenues virtuellement illimitées. Les réseaux sociaux (plus d’un milliard et demi de terriens ont leur page Facebook) occupent une part croissante des relations sociales. Un message peut devenir viral. La tour d’ivoire du penseur solitaire, et la « solitude à deux » des conversations téléphoniques ont fait place à « l’esprit de la ruche ».
Du coup, c’est une banalité de le dire, le besoin de protéger sa vie privée, son intimité, a fait place à son contraire : le goût de la transparence, le désir de publicité. Sur les réseaux sociaux, écrit David Bosworth, nous sommes devenus « les paparazzi de nos propres vies ». Il aurait été étonnant qu’un tel bouleversement ne réagence pas fondamentalement la manière dont est structurée notre personnalité. Tel est bien le cas et de manière radicale.
À l’affût des nouvelles parutions sur les 5 continents, livres, revues, articles, imprimés ou numériques, Brice Couturier lit pour vous, avec l’appétit qui le caractérise, tout ce qui lui passe par la main et vous en propose la synthèse. Le Tour du monde des idées, c’est tous les jours à 11 h 50 sur France Culture.
Crédit : France Culture