Pour l’essayiste bulgare Ivan Krastev, isolement et ouverture sur le monde ne sont pas contradictoires. Kant, le chantre des Lumières cosmopolites, n’a d’ailleurs jamais quitté sa ville de Königsberg. L’épidémie nous invite à « rentrer à la maison » : pour mieux suivre de là les nouvelles du monde ?
La pandémie de COVID-19 a renvoyé, dans les mémoires collectives, à une crise précédente que la Première Guerre mondiale avait eu tendance à y évincer : la grippe « espagnole » de 1918-1919. Dans l’article qu’il consacrait dans le quotidien The Guardian au livre de Laura Spinney, La Grande Tueuse, qui raconte cette grippe espagnole, l’historien britannique Colin Grant écrit : « Les centres pour le contrôle et la prévention des pathologies sont persuadés qu’une autre pandémie est probable, sinon inévitable. » L’article date du 22 juillet 2019. Moins de cinq mois plus tard, une nouvelle épidémie était signalée par des lanceurs d’alerte chinois à Wuhan. La pandémie de Covid-19 avait débuté.
A ce jour, ce virus a tué plus de deux millions de personnes, dont plus de 400 000 aux Etats-Unis, plus de 200 000 au Brésil, et plus de 70 000 en France. On est encore loin des 50 millions de victimes de la grippe espagnole. Or, c’était une époque où l’humanité était quatre fois moins nombreuses qu’aujourd’hui. Mais le plus étonnant, relève la journaliste Laura Spinney dans son livre, c’est l’oubli dans lequel est tombé ce désastre, alors même qu’il a supprimé davantage de vies que la Première Guerre mondiale, à laquelle il succédait immédiatement.
Le WorldCat, la plus grande bibliothèque du monde, recense plus de 80 000 livres en plus de 40 langues, consacrés à la Guerre de 1914-18, pour seulement 400 en cinq langues sur la grippe espagnole. 200 fois moins. Pourquoi cet oubli ?
La mémoire de la grippe espagnole réactivée par l’actuelle pandémie
Telles sont les questions que pose le plus fameux essayiste bulgare actuel, l’excellent Ivan Krastev. Première réponse : une épidémie est difficile à raconter, parce que, par définition, il ne s’y passe rien. Si la guerre a pu être décrite par des écrivains comme Ernst Jünger comme une occasion d’intensifier l’expérience existentielle, d’exacerber les sensations, de déchaîner les instincts, l’épidémie, elle, ne fait pas de bonnes histoires. Il n’y a ni amis ni ennemis, ni bons ni méchants. Et c’est bien pourquoi il fallait des talents aussi extraordinaires que ceux de Daniel Defoe et d’Albert Camus pour parvenir à nous passionner à propos d’un épisode de peste.
Durant une épidémie, on subit l’épreuve de l’isolement. Chacun est ramené à la perception de sa propre vulnérabilité et de son impuissance. Le poète russe Joseph Brodsky décrivait l’effet de la prison comme « un rétrécissement de l’espace, causé par un étirement du temps ». Quand les gens sont confinés dans leurs foyers, hantés par la peur de la contagion, il n’y a pas que l’ennui qui les menace, mais aussi la paranoïa. C’est pourquoi une société confinée est nécessairement une société fermée.
Avec l’espace, c’est la vie même qui semble rétrécir et se rabougrir. Nos libertés fondamentales, celles d’aller et de venir, de rencontrer nos amis, de nous rendre dans des lieux publics, nous sont retirées par un pouvoir qui n’a pas d’autre moyen de nous protéger. On a le sentiment de faire du sur-place et d’être privés de notre capacité à nous projeter dans l’avenir. Nous projets de vie demeurent au point mort, dans l’attente du retour à la vie normale. Ces dernières décennies, dans nos pays, la sphère des libertés n’avait cessé de s’élargir.
De plus en plus de gens voyageaient de plus en plus en plus souvent et de plus en plus en plus loin. Le changement le plus frappant, ce sont ces aéroports, puissants symboles de la mondialisation, et désespérément déserts.
L’épidémie, une période où rien ne se passe ?
Cependant, comme l’écrit Krastev, « si l’expérience de l’épidémie, c’est celle d’une période où rien ne se passe, c’est aussi une occasion pour que tout change. » Et il prend l’exemple de sa propre famille. Les Krastev vivaient à Vienne depuis plusieurs années. Ils y avaient leurs amis, leurs habitudes, leurs cafés préférés. Mais aussitôt proclamées les mesures de confinement, ils ont décidé de retourner chez eux, en Bulgarie. S’il faut « rester à la maison », alors la maison, c’est l’endroit où on parle votre langue. 200 000 Bulgares sont ainsi « rentrés à la maison » pour cause de pandémie. Alors même qu’ils ont quitté pour ce faire des pays où le système de santé était d’une qualité bien supérieure.
Dans les moments de grand péril, nous parlons tous de manière inconsciente dans notre langue maternelle.
Ivan Krastev
Et en même temps, suspendus aux nouvelles du monde sur nos écrans, nous devenons citoyens du monde, curieux de la manière dont les autorités font face aux crises cumulées chez les autres. Pourquoi parvient-on à vacciner plus vite chez les voisins ? Il se crée ainsi une conversation mondiale, où l’on parle bien des mêmes sujets.
L’isolement et le cosmopolitisme ne sont pas contradictoires, conclut Ivan Krastev. Emmanuel Kant, le chantre des Lumières cosmopolites n’a jamais quitté sa ville de Königsberg, aujourd’hui devenue russe sous le nom de Kaliningrad.
Crédits : France Culture