Le livre de Nassim Nicholas Taleb, « Jouer sa peau », mérite de prendre place dans nos lectures à venir.
Cet essayiste libano-américain est l’auteur d’un des livres les plus vendus des dernières années dans la catégorie « non-fiction ». Plus de trois millions d’exemplaires pour son « Cygne noir », publié en 2007, réédité en version augmentée en 2010 et traduit dans 32 langues.
Ce qui hissa cet essai au rang de succès planétaire, c’est d’apparaître comme une explication assez plausible de la crise qui éclata l’année suivant sa parution. Un cygne noir, c’est un événement très peu probable et donc inattendu, mais susceptible d’avoir un fort impact systémique. La crise des subprimes apparut à beaucoup comme un bel exemple de cygne noir. Mais ce livre valut aussi à Nassim Nicholas Taleb, NNT, comme on l’appelle, la haine des banquiers d’affaires.
Ces banquiers, il les a fréquentés durant une vingtaine d’années, à New York, en tant que trader, avant de créer et de revendre son propre hedge fund, nommé Empirica, en hommage au philosophe et médecin grec de l’Antiquité Sextus Empiricus. Je le cite : « Si l’on peuple les marchés financiers d’agents dotés d’une intelligence nulle – c’est-à-dire achetant et vendant de manière totalement aléatoire, au sein d’une structure telle qu’un processus des enchères digne de ce nom aligne régulièrement les enchères et les offres…, devinez quoi ? On obtient la même efficacité d’allocation que si les acteurs du marché étaient intelligents. » La main invisible du marché n’est pas un mythe. Morale de l’histoire : « Les individus n’ont pas besoin de savoir où ils vont : les marchés, si. » (p. 130, 131) Et les traders qui « se gavent » sont non seulement des escrocs, mais des parasites…
Les critiques pris à partie.
Ce descendant d’une illustre famille libanaise grecque orthodoxe, petit-fils et arrière-petit-fils de ministres, est une espèce de touche-à-tout certainement génial, peut-être un peu fêlé, en tous cas, extraordinairement cultivé. NNT parle une dizaine de langues ; il est aussi à l’aise en calcul de probabilité qu’en logique formelle, il jongle avec l’histoire antique et la philosophie comme avec les dernières théories économiques en vogue. Il appuie ses démonstrations sur de savoureuses anecdotes. Au courant de tout, il tranche aussi de tout avec une assurance non dépourvue d’arrogance. Ce qui lui a valu l’exaspération d’une partie de la critique.
Et il se venge ! Dans Jouer sa peau, il prend à partie deux des plus célèbres critiques de la presse anglo-saxonne, Michiko Kakutani du New York Times et David Runciman du Guardian, qui ont eu le tort de dézinguer son précédent livre. Il écrit : « ces deux critiques peuvent continuer à sévir éternellement, sans que personne ne s’aperçoive qu’ils affabulent ou qu’ils ont bu (ou les deux : dans le cas de Kakutani, j’en suis certain). On juge les critiques en fonction de leur plausibilité et de la manière dont elles sont écrites, jamais en fonction de leur pertinence par rapport au livre. » Et qu’on n’accuse pas Taleb de tirer sur des ambulances : Kakutani a obtenu le Prix Pulitzer de la critique. Quant à Runciman, c’est un éminent universitaire de Cambridge.
« Bon pour vous », disent-ils. Mais ils pensent « bon pour moi »…
Ce dernier livre, paru aux Belles Lettres, a pour titre exact « Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne ». Il foisonne d’aperçus inouïs, de paradoxes brillants, d’exemples tirés de sa propre vie et de celle de ses amis. Comme souvent, chez Taleb, la thèse centrale est pourtant d’une certaine banalité. On peut la résumer ainsi : on ne devrait laisser prendre des risques qu’aux gens qui sont prêts à mettre leur peau en jeu en cas d’échec. Les décideurs qui n’assument pas personnellement les conséquences de leurs décisions ne méritent aucun crédit. Pour une raison simple : on n’apprend de ses échecs que lorsqu’on en pâtit soi-même. On n’en apprend rien et on recommencera les mêmes erreurs, si l’on s’est débrouillé pour en faire supporter les suites par d’autres. Et de citer la fameuse formule d’Hérodote : pathema mathemata : les afflictions nous servent d’instruction. En français d’aujourd’hui : il faut en avoir baver perso pour ne pas recommencer les mêmes conneries.
Nassim Taleb, qui croit à la sagesse des mythes se réfère à la leçon administrée par le dieu Mercure à des pêcheurs qui l’avaient invité à manger. Ils espéraient lui refourguer des tortues, dont ils venaient de découvrir qu’elles avaient mauvais goût. « Mercure les obligea à manger toutes les tortues, établissant ainsi le principe selon lequel on doit manger soi-même ce que l’on donne à manger aux autres. » Morale de l’histoire : « Attention à la personne qui vous conseille de faire telle ou telle chose, parce que ce sera “bon pour vous”, alors que ce sera également pour elle, si les préjudices que vous subirez ne l’affecteront pas directement. » Dans la plupart des cas de ce genre, « il s’avère toujours que ce que l’autre partie vous présente comme “bon pour vous” n’est pas réellement bon pour vous, mais l’est certainement pour elle. »
Et l’ancien trader de recourir à ses propres souvenirs. Dans sa banque, les vendeurs avaient pour mission de « décharger les traders des titres qu’ils possédaient en surnombre et dont ils devaient se débarrasser pour réduire leur risque. » La technique consistait à inviter un richissime pigeon dans un restaurant de luxe et lui suggérer au dessert que passer à côté de tel et tel titre serait « manquer une occasion ». Morale de l’affaire : « l’argument de vente consistant à “donner des conseils” est fondamentalement immoral. Vendre ne peut être considéré comme du conseil. »
Crédits : France Culture