La puissance de la pensée de Kostas Axelos (1924 – 2010), professeur à la Sorbonne, spécialiste d’Héraclite, nous offre une opportunité d’être mieux armés face aux défis du monde actuel.
« Transformer le monde, changer la vie, intervenir dans le cours du monde, des êtres et des choses, pour le faire muter – à l’intérieur du cycle des révolutions et des restaurations qui tournent et retournent -, changer le monde en se changeant, changé par le monde qui change, qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? S’agit-il de transformer le cours – inévitable ? – du monde ? Quoi que nous fassions, n’en faisons-nous pas partie ? S’agit-il de transformer le monde, de changer la vie, selon une certaine visée ? Mais cette visée ne surgit-elle pas dans le processus de la transformation du monde lui-même, dans les changements de la vie ? N’est-elle pas provocante et provoquée ? Ne se fait-elle pas prendre en charge et conquérir par le monde dont elle voulait la conquête ? Toutes les transformations et tous les changements ne restent-ils pas inhérents au monde et à la vie, ainsi que les agents actifs qui prônent et précipitent transformation et changement ? Le monde se transforme, la vie change. Grace à qui ? Aux héros anonymes ? Aux héros éponymes ?
La marche du jeu se poursuit et toujours recommence, mobilisant et broyant protagonistes et comparses. Transformer le monde, changer la vie, surgit comme un appel, nous rend attentifs et ouverts, jusqu’à ce que le cercle de l’oubli se referme sur le projet – imparfaitement consommé, imparfaitement dépassé. Quelle est pourtant la norme ou la mesure de la perfection, une fois le monde de la représentation (idéaliste) imparfaitement aboli ? La présence, faisant signe vers l’absence, prendrait-elle le pas ? La saisie des êtres et des choses dans le clair-obscur de la présence-absence n’est-elle, elle aussi, qu’une des configurations du jeu ? En avant-dernière analyse, mots et activités, êtres et choses se manifestent comme travaillant pour le compte de l’organisation dominante du monde et de la vie.
Force nous est donc d’admettre que tout continue, révoltes, coupures et ruptures y compris, ainsi que dominances et latences.
On essaie toujours de révéler l’histoire cachée et de comprendre le système, de dévoiler les problèmes du monde moderne et de s’adonner à une critique unitaire de tous les aspects du monde de vie et de la totalité du monde. Cet effort joue un rôle productif, quand il le peut, exige la révolution permanente et néglige la puissance du réformisme.
Il réclame : l’autogestion généralisée : la direction consciente de tout par tous. Ce vœu suffit-il pour transformer le monde, changer la vie ? La société marchande et spectaculaire le prend aussi en charge, l’émascule et le laisse à l’état de vœu, ou lui offre des possibilités d’action parcellaires et mensongères.
Toutes les nouveautés, même et surtout quand elles annoncent un dépassement – mais quand le dépassement lui-même sera-t-il problématisé jusqu’à son dépassement ? -, sont ramenées à l’ordre, que pourtant elles fécondent, et le style de vie dominant, révolutionné et réformé, absorbe aventures et ouvertures, quand bien même il serait mis en question par elles. Un nouveau jeu total peut-il être réinventé et passer dans l’histoire de la société humaine, constituant plus et autre chose que la négation produite par le système ? L’insatisfaction qui va de pair avec l’accumulation croissante des biens, peut-elle déboucher sur un horizon qui ne reste pas rêvé, imaginé, représenté, projeté ? Autrement dit est-il dévolu aux hommes qui font l’histoire, sans bien savoir ce qu’ils font – faits par elle -, de la prendre sous leur domination volontaire et consciente ? Poser ainsi les questions ne revient-il pas à ouvrir déjà le champ, après la perte des illusions et des désillusions, aux réponses dégrisées ? »
Kostas Axelos, Le jeu du monde, Les Belles Lettres, 2018, pp. 372-373.