Depuis la crise financière de 2008, on s’intéresse de plus en plus aux décisions irrationnelles. Les acteurs économiques sont des êtres humains, mus par leurs affects. Et non des machines rationnelles…
C’est un paradoxe souligné par Robert J. Schiller, Prix Nobel d’économie en 2013, pour ses travaux sur la « finance comportementale » : alors que nombre d’économistes persistent à juger que l’économie comportementale n’existe pas, le nombre des Prix Nobel décernés à des spécialistes de cette discipline représente à présent 6 % du total. Car les économistes comptabilisent tout, y compris les critères sur la base desquels sont décernés leurs Prix Nobel…
Paternalisme libertarien et « coup de coude ».
Vous le disiez, le dernier en date, c’est celui qui vient d’être décerné à Richard Thaler, professeur à l’Université de Chicago. Thaler a été à la fois le conseiller de Barack Obama et de David Cameron. Preuve que les dirigeants anglo-saxons prennent très au sérieux sa théorie du « Nudge », basée sur l’idée que les gens ont besoin d’un « coup de coude », pour les aider à faire les choix qui leur seront le plus bénéfiques. On y reviendra : cette théorie est à la base d’une véritable idéologie, que Thaler et son coauteur Cass Sunstein, ont baptisé « paternalisme libertarien ». Elle a influencé en particulier l’ancien président des Etats-Unis, démocrate, comme l’ancien premier ministre britannique, conservateur.
Beaucoup d’économistes estiment que ce type de recherche relève de la psychologie et n’a rien à faire dans leur département. Pour donner un exemple de l’hostilité de certains économistes envers leurs collègues comportementalistes, il faut savoir que Merton Miller, Prix Nobel d’économie (en 1990) et professeur à l’Université de Chicago, refusait tout contact, même visuel, avec son confrère Richard Thaler, lorsqu’ils se croisaient dans les couloirs de cette université. D’ailleurs, Daniel Kahneman, le premier de ces professeurs « comportementalistes » à s’être vu attribuer ce Prix n’est pas, à proprement parler, un économiste, mais bel et bien un spécialiste en psychologie cognitive. Avec son collègue Amos Tversky, qui est, lui, spécialiste de l’usage des mathématiques appliquées à la psychologie, il est à l’origine d’une théorie, devenue fort populaire, selon laquelle notre cerveau fonctionne selon deux modalités différentes, « les deux vitesses de la pensée », titre de leur livre.
Fonctionnement du cerveau : deux systèmes distincts de prise de décision.
Pour résumer à gros traits, en Système 1, notre cerveau fonctionne un peu comme en pilote automatique. De manière intuitive, nous associons des idées, des impressions et des souvenirs en cascade. Notre cerveau recherche des situations similaires et il mobilise nos émotions, nos préférences et préjugés. C’est commode pour effectuer les tâches quotidiennes, de manière peu réfléchie. Mais cela peut aussi nous induire en erreur, car c’est ce Système 1 qui produit les fameux « biais cognitifs », tellement à la mode : biais de substitution, d’ancrage, de confirmation, etc.
Le Système 2, plus calculateur, plus réfléchi, mais aussi plus lent à se mettre en route parce qu’il consomme davantage d’énergie, filtre le travail du Système 1. Il prend le relais lorsque le Système 1 hésite ou est en défaut. C’est la fonction que nous sollicitons pour réaliser des opérations complexes.
La science économique a trop misé sur la supposée rationalité des acteurs.
On le voit, cette manière de rendre compte du fonctionnement intellectuel ne relève pas directement de l’économie. Mais on comprend aussi pourquoi certains économistes se sont passionnés, particulièrement au cours des dix dernières années, pour ce genre de théories, appuyées par des expériences de laboratoire. En effet, la science économique repose largement sur l’hypothèse que les agents sont des calculateurs rationnels, cherchant à maximiser leur intérêt. Du coup, elle réfléchit sur des modèles abstraits, des forces qui s’équilibrent un peu à la manière de la physique. Or, l’économie a à faire avec des êtres humains, mus par des affects.
Politiquement, la conséquence la plus généralement tirée des théories des économistes classiques, c’est que la meilleure façon, pour les gouvernements, de servir l’intérêt public, c’est d’assurer le « fair market » : des marchés équitables, sans monopoles, ni prix truqués. Quitte à intervenir sur le reste, bien entendu : les budgets, la monnaie, le crédit… Mais se mêler le moins possible des choix et préférences des agents économiques. Au nom de la rationalité, mais aussi de la liberté des citoyens.
Les apports de la psychologie à l’économie.
Depuis la crise de 2008, beaucoup d’économistes réfléchissent sur la manière irrationnelle dont réagissent les acteurs économiques décisifs que sont les investisseurs. En achetant à tout va parce que « ça monte » et en vendant à perte parce que « ça baisse », ils ont failli détruire tout le système financier mondial. En raison, en particulier, des fameux « biais cognitifs » qui perturbent sérieusement le fonctionnement de notre « Système 1 ».
Le travail de Richard Thaler, Prix Nobel d’économie 2017, porte précisément sur les meilleurs moyens de découvrir comment on peut anticiper ces comportements irrationnels, afin d’en corriger les effets. Vaste programme ! Il ne s’agit rien de moins que de reconstruire en partie la science économique en partant, cette fois, des comportements réels des acteurs et non plus de la rationalité qu’on leur prête. Pour ce faire, Thaler, comme Kahneman et Tversky, s’appuient largement sur des expériences de laboratoire.