Il y a des écrivains qui passent pour les auteurs d’un seul livre. C’est le cas d’Ortega Y Gasset, avec son fameux pamphlet, « La révolte des masses ». Est-ce l’arbre qui nous cache la forêt ?
Peut-être. On se doutait qu’un esprit aussi puissant ne pouvait pas être l’auteur d’un seul livre. « La révolte des masses », publié en 1930 est certainement son ouvrage le plus abouti. En tous cas, c’est le seul qui soit connu, lu et commenté en France.
Ortega Y Gasset a été l’un des premiers à comprendre que l’ère des masses était en train de produire un type humain particulier. Un Européen d’un genre nouveau : jouisseur, mais ingrat envers les générations auxquelles il doit son confort ; inconscient de ses propres limites ; pensant par slogans ; disponible pour tous les enrégimentements totalitaires, parce qu’en révolte contre toute forme d’élitisme ; profondément ignorant du tragique de l’histoire.
Bref, il traçait là l’un des portraits moraux les plus perspicaces de l’Europe au seuil des années trente. Portrait qui n’a pas tellement vieilli. On trouve d’ailleurs des échos des idées de son auteur chez nombre de nos contemporains, à commencer par Alain Finkielkraut.
Il est vrai que la lecture de ce livre, La révolte des masses, est tellement stimulante qu’elle donne l’envie d’en découvrir davantage sur son auteur, esprit sentinelle, un peu aristo, mais tellement lucide. Et voilà que Les Belles Lettres nous offre la traduction d’une œuvre un peu antérieure du même auteur, Le thème de notre temps. Le contenu de cours de philo qu’Ortega Y Gasset a donnés au début des années 20. Il ne cherche pas à faire système, mais c’est bourré d’intuitions formidables. Par exemple, lorsqu’il oppose les générations héritières aux générations rebelles. Celles dont la pensée s’appuie, globalement, sur celles de leurs prédécesseurs. Et « les philosophies belligérantes », qui aspirent, au contraire, à détruire l’œuvre de leurs devanciers.
Dans la culture européenne, la raison a divorcé de la vie
Le grand problème auquel s’attelle Ortega Y Gasset, dans ce livre, c’est l’opposition, qui lui semble nuisible, pour la culture européenne de son temps, entre la raison et la vie. D’un côté, le « penser géométrique » né avec Descartes, mais qui s’est épanoui surtout au siècle suivant, celui dit « des philosophes ». Et dont Kant, avec sa « raison pure » constitue le sommet inégalé. C’est un monde séduisant, mais glacial et désert, suspicieux envers toute forme de spontanéité.
On doit créer comme on digère, comme on s’accouple. Sans l’intervention de l’instinct vital, la pensée se coupe du monde et devient stérile.
Et surtout incapable de penser l’historicité, ou la contingence : la Raison est éternelle et universelle. Elle ne connaît pas la différence entre les cultures, les expériences particulières, des individus ou des nations. Investi dans le domaine politique, le rationalisme pur mène aux tables rases révolutionnaires. Quant à la culture placée sous le signe de la seule raison, elle se résume à la vie spirituelle et se dessèche. Pour être vivante, selon notre penseur espagnol, une culture doit être vécue sur le mode des fonctions organiques. On doit créer comme on digère, comme on s’accouple. Sans l’intervention de l’instinct vital, la pensée se coupe du monde et devient stérile.
Sur les traces de Nietzsche
La philosophie n’avait pas attendu Ortega Y Gasset pour montrer les risques que faisait courir, à la pensée européenne, un tel rétrécissement spirituel. On peut penser à la philosophie de l’histoire, avec Hegel. Mais c’est surtout Nietzsche sur lequel s’appuie notre philosophe espagnol pour critiquer ce rationalisme.
Au passage, il réfute l’idée que la vitalité est nécessairement égoïste, qu’elle ne poursuit, avec impétuosité, que sa propre jouissance. Au contraire, en alimentant la faculté d’enthousiasme, notre instinct vital nous pousse, soutient-il, à sortir de nous-mêmes, à agir pour des causes désintéressées, comme la justice.
Mais le défaut majeur du vitalisme, selon lui, c’est qu’il ne peut déboucher que sur le relativisme et la négation de la dimension objective de la culture. Le rationalisme pense les limites de nos capacités à nous saisir de la vérité, mais il ne doute pas de l’existence de cette dernière. Le vitalisme, si. Parce que profondément, il ne croit pas à l’existence d’une telle vérité. Il s’évertue à la « déconstruire ». C’est en cela que notre Michel Foucault est nietzschéen, vous me direz. Mais c’est une affaire bien postérieure à ces débats intellectuels d’avant-guerre.
Il n’y a qu’en Europe, prétend Ortega que la culture et la spontanéité, la raison et la vie ont été distinguées au point d’avoir quasiment divorcé. C’est une idée qu’on agitait beaucoup entre les deux guerres. On la trouve, par exemple, sous la plume d’Antonin Artaud, dans le Théâtre et son double. A Bali, plaide Artaud, l’art n’est pas distingué de la vie. On ne le contemple pas de l’extérieur ; il est dans la vie. Le théâtre, en particulier, participe à la vie.
Chaque vie est un point de vue particulier sur l’univers
Il y aurait donc là « deux aveuglements complémentaires », qu’Ortega entreprend de corriger. Non pas à ma manière d’un effort de dépassement dialectique des contraires, mais en prenant le parti de la vie, tout en essayant d’éviter les pièges du vitalisme. Ce qu’il appelle « la raison vitale ». « Chaque vie est un point de vue sur l’univers », écrit-il. « Chaque individu – personne, peuple, époque – est un organe irremplaçable pour la conquête de la vérité. » Celle-ci existe donc, bel et bien. Mais c’est grâce à l’enthousiasme vital qu’on a les meilleures d’en approcher. Pour mieux connaître Ortega Y Gasset.
Crédits : France Culture