Rien ne nous manque plus à tous, en 2020, que l’insouciance. Qui même, aujourd’hui, se souvient du sens de ce mot autrefois si banal, sinon comme un lointain souvenir ?
Étymologiquement, l’insouciance, c’est l’absence de souci, ou, au moins le privilège de pouvoir, pendant un moment, les laisser de côté. Aujourd’hui, la pandémie l’a fait disparaître. Partout. Sauf pour les plus favorisés des humains, qui peuvent se croire, grâce à leurs moyens financiers, assez à l’abri de l’épidémie et de tout autre malheur, pour conserver leur droit à l’insouciance.
Faut-il en souhaiter le retour pour tous ?
Certes, l’insouciance est catastrophique si elle est un refus de penser à l’avenir, une préférence absolue pour le présent, une négation de nos devoirs à l’égard des générations futures. Mais si elle est épisodique, passagère, maîtrisée, elle est essentielle à la vie. A toute vie.
Elle est d’abord fondamentale pour tous les enfants, pour se former, se structurer ; ils devraient tous y avoir droit, en permanence, pendant de longues années ; elle est même une des dimensions fondamentales du « droit à l’enfance », qui me semble un concept plus juste et plus utile que celui des « droits de l’enfant ». Et qu’on ne me dise pas que la confrontation précoce à l’adversité est une condition nécessaire de la résilience ; je n’y crois pas. Elle en est peut-être une condition suffisante. Mais pas nécessaire.
Elle est ensuite fondamentale aussi pour les jeunes adultes, qui doivent pouvoir, sans être rongés de soucis, faire des études, se distraire, voyager, aimer, préparer leur avenir.
Elle est aussi fondamentale enfin pour tous, à quelque âge que ce soit ; chacun devrait pouvoir, de temps en temps, jouir du moment qui passe ; pour ne pas sombrer dans l’angoisse, la dépression et l’ensemble des maladies qui vont avec ; elle est ainsi, d’une certaine façon, pour chaque être humain, une question de vie ou de mort.
Elle est enfin une condition nécessaire pour accéder pleinement aux œuvres d’art : comment en effet profiter pleinement d’un livre, d’un concert, d’une représentation théâtrale, d’une exposition si, par ailleurs, on est rongé par des soucis ?
Pourtant une très vaste part de l’humanité n’y a pas droit : un très grand nombre d’enfants sont privés de ce droit vital ; beaucoup de jeunes adultes font leurs études sans avoir les moyens de payer leur logement et leur nourriture ; beaucoup d’adultes sont pris dans l’angoisse par la guerre, le terrorisme, l’insécurité, les désastres climatiques, la faim, la maladie, le chômage, ou plus simplement l’incertitude des fins de mois.
Il faut alors tout faire, à tous les niveaux de la société, pour la rendre possible.
C’est d’abord le rôle des pouvoirs publics que de créer une société érigeant le droit à l’insouciance comme une des dimensions des droits collectifs ; et pour cela d’en établir les bases nécessaires : la démocratie, la sécurité, un système de santé et d’éducation juste et efficace, la protection des plus fragiles et des chômeurs, un logement pour tous.
C’est ensuite le rôle des parents, que de fournir à leurs enfants les moyens personnels de l’insouciance ; c’est particulièrement difficile quand l’État faillit à ses devoirs, ou quand le réel est terriblement envahissant ; en particulier aujourd’hui, pour tous les enfants du monde, qui ont du mal à comprendre la nécessité, imposée par une terrible pandémie, de porter un masque et de garder des distances. Et pire encore dans les situations de guerre et de famine : on se souvient de l’exemple extrême, donné par Roberto Benigni, d’une insouciance simulée, dans son film, La Vita e Bella.
C’est aussi le rôle de chacun que d’aider à propager l’insouciance autour de soi ; en étant gai, en s’émerveillant devant les choses de la vie, en s’éloignant autant qu’il est possible de ceux qui irradient du stress, en maîtrisant sa propre tristesse, sa propre colère, ses propres soucis : la pudeur de soi est une des conditions de l’insouciance des autres.
Quand cette pandémie se sera éloignée (et elle s’éloignera), ce sera le moment de se souvenir de la valeur rare de bien des choses qu’on prenait pour acquises dans le monde d’avant et dont la pandémie nous aura fait conscience de la fragilité. Dont l’insouciance. Et d’en jouir pleinement. Sans oublier qu’elle ne peut exister que si nous savons être vigilants, aux aguets, pour la protéger et en transmettre les conditions aux générations futures, avec le sourire : la préparation de l’avenir n’exige pas la tristesse.