J’ai reçu pas mal de courrier (et parfois d’insultes) pour mon éloge de l’obéissance en démocratie. Manifestement, la distinction pourtant rigoureuse et classique entre obéissance et servitude a du mal à passer !
Et j’ai beau rappeler ce pourtant fameux passage de Rousseau, pourtant peu suspect d’éloge de la tyrannie : rien n’y fait !
Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.
Rousseau, Lettres écrites de la montagne – VIII
Dans les échanges les plus poussés, la discussion portait sur ma critique de la désobéissance comme « principe de la démocratie », pour reprendre la formule de Sandra Laugier. Pour mémoire, dans mon livre, je refuse à la désobéissance civile l’honneur d’être un principe démocratique, sauf à sacrifier toute possibilité de vie commune. Et j’indiquais que la désobéissance relevait plutôt de l’art politique ; c’est-à-dire de la gestion du rapport de force.
Une de mes lectures de l’été est venue me conforter dans cette idée et m’a permis de me réclamer d’un quasi argument d’autorité. Il s’agit des propos de Nelson Mandela dans son livre, Un long chemin vers la liberté (3e partie, empl. 2426).
La scène que rapporte Mandela se passe le 31 mai 1952. Les responsables de l’ANC (Congrès national africain) et du SAIC (Congrès indien d’Afrique du Sud, représentant la communauté indienne) se réunissent pour déterminer le type d’action à conduire en commun pour protester contre les lois de 1950 instaurant l’apartheid (Soit dit en passant, relire le contenu de ces lois reste une expérience éprouvante tant elles sont à fois débiles et ignobles).
Voici l’échange qui eut lieu ce jour-là :
Nous avons aussi discuté pour savoir si la campagne devait suivre le principe de non-violence de Gandhi, ou ce que le Mahtma appelait satyagraha, une non-violence qui tente de convaincre par la discussion. Certains défendaient la non-violence sur des bases purement morales, en affirmant qu’elle était moralement supérieure à toute autre méthode. Cette idée était fermement défendue par Manilal Gandhi, le fils de Mahatma et directeur du journal Indian Opinion […] D’autres disaient que nous devions aborder la question non sous l’angle des principes, mais sous celui de la tactique, et que nous devions utiliser la méthode qu’exigeaient les conditions. Si une méthode particulière nous permettait de vaincre l’ennemi, alors il fallait l’employer. En l’occurrence, l’Etat était bien plus puissant que nous et toute tentative de violence de notre part serait impitoyablement écrasée. La non-violence devenait plus une nécessité qu’un choix. Je partageais ce point de vue et je considérais la non-violence du modèle de Gandhi non comme un principe inviolable mais comme une tactique à utiliser quand la situation l’exigeait. La stratégie n’était pas à ce point importante qu’on dût l’employer même si elle menait à la défaite, comme le croyait Gandhi. C’est cette conception qui a prévalu malgré les objections obstinées de Manilal Gandhi.
On ne saurait mieux dire !
Et cela me permet d’apporter un autre élément de réponse à tous ceux qui n’ont pas supporté que je puisse critiquer Gandhi.