A Lyon, deux entreprises révolutionnent les ressources humaines et questionnent le temps. Le temps en entreprise, en proposant la semaine de 32 heures en 4 jours. Le temps personnel en disposant d’un jour de plus, dans la semaine, pour soi. Entre avancée sociale et interrogations quasi philosophiques, Abdenour Ainseba, dirigeant-fondateur d’IT Partner, entreprise d’infogérance de 56 salariés, et Laurent de la Clergerie, dirigeant-fondateur de la société cotée LDLC Groupe, active dans la commercialisation de matériels informatiques, partagent leurs expériences débutées en janvier 2021.
Lorsqu’en juin 2020, alors que la réunion sur les NAO se termine avec les partenaires sociaux, Laurent de la Clergerie demande s’ils sont d’accord pour que l’entreprise passe à la semaine de 32 heures sur quatre jours, la demande surprend. Elle est acceptée par les salariés. Ils sont 800, sur 1 000 collaborateurs, à être passés à la semaine de 4 jours le 25 janvier 2021, jours du 25e anniversaire du groupe lyonnais spécialisé dans la fourniture de matériels informatiques. C’est en lisant le récit de l’expérience de Microsoft au Japon qui avait expérimenté la semaine de 4 jours pendant une durée limitée et avait noté un gain d’efficacité de près de 40 % que le dirigeant lyonnais a souhaité engager sa propre entreprise dans la démarche. « Je suis persuadée de l’efficacité d’une telle approche, affirme Laurent de la Clergerie. J’ai une conviction très forte que, grâce à cette réduction du temps de travail, nos collaborateurs seront forcément mieux dans leur tête, mieux dans leur vie donc mieux dans leur travail et plus productifs. »
Chez IT Partner, l’initiative vient aussi d’un patron visionnaire. « C’est au départ, une réflexion que j’ai menée seul, que j’ai confrontée à l’avis de ma femme. C’était une forme de délire, une démarche non structurée, mais je sentais qu’il y avait une idée novatrice », confie Abdenour Ainseba. Il livre ses réflexions à son Codir et décide d’engager l’entreprise dans une transformation non pas forcément des valeurs de l’entreprise, mais plutôt de son cheminement, de ce vers quoi elle veut tendre. La semaine de 4 jours est finalement l’aboutissement d’une pensée sur l’entreprise dans sa globalité.
« C’est un pari de confiance envers leurs salariés que font ces entreprises qui décident de passer à la semaine de 4 jours », analyse Thierry Rochefort, professeur associé à l’IAE de Lyon sur les questions de la gestion des RH, de la santé et de la qualité de vie au travail. Toutes ne présentent pas forcément les prérequis : des dirigeants capables d’emmener des salariés vers une telle innovation sociale, une entreprise en bonne santé, « à la fois sur le plan financier, pour pouvoir garantir des niveaux de salaires, mais aussi sur les aspects climat et dialogue social », selon Thierry Rochefort. L’analyste interpelle : « je ne suis pas certain qu’une telle initiative fonctionne comme une porte de sortie pour une entreprise en difficulté, sans marchés et sans avenir ».
Des craintes et du dialogue
Concrètement, une telle démarche interroge sur l’organisation interne et le quotidien de l’entreprise. Des questions soulevées par les salariés et les partenaires sociaux de chacune des deux entreprises. « Environ 25 % de nos collaborateurs étaient méfiants, dubitatifs, voire détracteurs. Il a fallu expliquer, questionner tous les métiers, car tous ont été impactés, détecter les collaborateurs capables de se remettre en question et laisser partir ceux qui ne croyaient pas au projet. Quatre personnes ont quitté IT Partner », dit Abdenour Ainseba. Le groupe de travail Cellule 2.0 montée courant 2020, en pleine période de crise sanitaire, soutenue par un consultant externe, a pensé l’évolution à donner à l’entreprise pour aboutir à la mise en place de cette semaine de 4 jours et 32 heures de travail début janvier 2021. L’entreprise continue de servir ses clients cinq jours par semaine, des postes de management ont été créés, des outils supplémentaires ont été mis en place, des indicateurs de performance ont été posés et un « accord de performance collective » a été signé.
Cette nouvelle organisation s’inscrit dans un travail de transformation de l’entreprise engagé en 2015 pour « mettre en place l’intelligence collective, l’entreprise libérée, l’innovation participative » dans un monde de l’informatique en perpétuelle évolution, avec des collaborateurs jeunes qui se projettent dans des cycles de 3 à 5 ans, dans leur entreprise ou dans une autre… « Le questionnement est permanent », souligne Abdenour Ainseba.
« Il y a eu des craintes chez LDLC Groupe, confirme aussi Laurent de la Clergerie. Pour les collaborateurs investis à 200 %, c’était presque leur enlever une part de leur travail. Les managers craignaient de ne pas arriver à remplir leurs missions. Nous n’avons pas touché aux fiches de poste, mais plutôt réorganisé les plannings. » La nouvelle organisation s’étale sur six mois avec l’embauche d’une trentaine de personnes, notamment pour le service relations clients dont les plages horaires n’ont pas diminué, la logistique dont les débits sont incompressibles et certaines boutiques. Les collaborateurs du siège de Limonest sont tous passés à la semaine de 4 jours, avec choix du jour non-travaillé en binôme pour éviter, par exemple, que l’entreprise soit vide le vendredi. Les boutiques de Paris et Lyon, comprenant chacune une vingtaine de salariés, ont aussi pu bénéficier de cette mesure sociale. « On réfléchit à des solutions pour les petites boutiques en filiale de trois ou quatre personnes, afin que personne ne soit pénalisé », explique Laurent de la Clegerie.
Maintien des rémunérations
La question qui est sur toutes les lèvres : les rémunérations sont-elles aussi passées à quatre jours ? « La rémunération est une variable importante pour s’engager dans un accord gagnant-gagnant », souligne Thierry Rochefort.
Chez IT Partner, comme chez LDLC, pour avoir l’adhésion à ce projet, le maintien des rémunérations était une condition sine qua non. Il était même l’argument a avancé presque en priorité pour éviter la levée de boucliers. « Nous avons maintenu les modes de rémunération, certains ont même eu un petit coup de pouce, d’autres ont été promus, mais les salaires ont été gelés pour 2021 », détaille Abdenour Ainseba. En termes de coûts, IT Partner chiffre la mise en place de cette mesure sociale à 250 000 € pour l’année 2021.
Laurent de la Clergerie voit plutôt les gains : « La Bourse va certainement mieux nous valoriser, car nous serons perçus comme une réelle entreprise sociétale. Des clients, qui ont entendu parler de notre démarche, viennent spécifiquement dans nos boutiques parce que nous avons eu cette initiative pour nos collaborateurs. J’ai déjà gagné… »
Nouvel espace de liberté
En trame de fonds, les deux dirigeants lyonnais réinterrogent le temps. Le temps consacré à son travail, mais aussi et surtout à sa vie personnelle, à sa vie de famille, à ses loisirs, à ses aspirations profondes. Ils sont tous deux convaincus des bienfaits de cette réduction du temps de travail sur l’état d’esprit de leurs salariés et ainsi forcément sur leur bien-être et leur productivité au sein de l’entreprise. « La notion du temps est une donnée complètement subjective. Il s’étale et il s’étire d’une façon différente selon chaque individu. La semaine de 4 jours apporte un espace de liberté nouveau. C’est une autre nature du congé, ni des vacances, ni un jour de RTT et pas un week-end non plus. Le moment de se questionner sur ses envies profondes », dit Abdenour Ainseba son « jour off » est le jeudi.