La pandémie de Covid-19, mais aussi les transformations sociétales à l’œuvre autour de la question du changement climatique interrogent notre rapport au monde et les choix de société associés. Notamment, devient fondamentale la question de penser nos activités humaines — et donc le management — autour d’une éthique du « tenable », c’est-à-dire une éthique considérant tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.
Cet appel à une éthique du « care », notamment en management, répond à la critique d’un fonctionnement des organisations ne considérant pas suffisamment « l’humain » et le vivant, avec pour conséquences des formes de dominations concomitantes au système capitaliste et à l’idéologie de la croissance infinie. La notion de « limites », comprises dans une approche critique, est alors essentielle pour repenser le travail, notre rapport à la nature et fournir les bases d’une véritable émancipation individuelle et collective. Et ceci dans un contexte où la sixième limite planétaire, celle du cycle de l’eau douce, vient d’être franchie.
Un management au service de la transformation
Dans le champ du management, l’éthique du « care » semble pertinente pour adapter les organisations à un environnement de plus en plus incertain et complexe où la crise devient la norme et où la prise en compte des vulnérabilités individuelles et collectives devient essentielle. Aussi, le management par le « care » semble répondre à la nécessité de reconsidérer dans la société « ce qui compte vraiment ».
Bien au-delà d’une démarche de bienveillance, cette approche constitue un changement radical dans la perception et la valorisation des activités humaines et dans le rapport aux animaux et à l’environnement. C’est ainsi qu’il est susceptible d’incarner un puissant levier de transformation de nos organisations au service de la transition.
D’un point de vue pragmatique, le « care » implique en management la considération de 3 piliers :
- Le soin de soi, qui correspond à des enjeux d’écologie personnelle, mais aussi à la capacité de travailler en accord avec ses aspirations profondes et de préserver son « pouvoir d’agir » ;
- Le soin d’« autrui » invitant à considérer la qualité relationnelle ou le souci de l’autre pour favoriser son épanouissement et son bien-être, dans une perspective inclusive, c’est-à-dire en tenant compte de sa singularité (unicité), mais aussi de ce qui fait commun (appartenance).
- Le soin du « vivant » qui appelle à repenser le lien entre les activités humaines et la nature dans une perspective de préservation et de conservation.
Des pratiques concrètes
Une conférence organisée par le Centre Impact de Montpellier Business School a permis de mettre en évidence des pratiques concrètes du management par le « care » en entreprise.
Laëtitia Léonard, directrice du réseau de soutien aux entrepreneurs France Active Airdie Occitanie, a rappelé que le bien-être et l’épanouissement des collaborateurs nécessitaient un accompagnement personnalisé « non seulement sur le projet professionnel, mais aussi sur un plan personnel ».
Les pratiques de feed-back régulier, en particulier dans un contexte de travail à distance, organisées comme un véritable échange et couplées au droit à l’erreur jouent notamment un rôle essentiel. La réussite dans la mise en œuvre de ces pratiques suppose que le ou la manager adopte une posture d’humilité et soit prêt ou prête à accepter ses propres vulnérabilités.
Mais la philosophie du « care management » ne repose pas seulement sur la responsabilité des managers hiérarchiques. Elle doit se déployer aux différents niveaux de l’organisation – via une gouvernance partagée – et se placer au cœur même des relations de travail.
Selon Sandrine Minodier, co-fondatrice de l’entreprise sociale de services à la personne Artyzen, une nouvelle relation à l’autre devient indispensable dans ce secteur. Ce lien doit se fonder sur l’entraide et le partage afin de réhumaniser l’activité. Elle suppose notamment la rupture de l’isolement par la création de collectifs et de temps d’échanges ritualisé, ainsi que le partage de la prise de décision avec les salariés et un accompagnement par la formation sous différentes formes.
Plus qu’un simple outil de gestion
Dans une expérimentation conduite auprès du secteur du tourisme, le management par le « care » a permis de questionner simultanément le bien-être des dirigeants du secteur, des travailleurs, mais aussi les activités à développer et à préserver (voire à accompagner dans leur disparition) dans le cadre d’une raréfaction des ressources et des changements climatiques à venir. Cela permet de penser et d’imaginer – par une coopération démocratique – de nouveaux rôles, de nouveaux comportements au travail, formes d’organisations et modèles d’affaires plus respectueux des limites du vivant et conscients.
Aussi, en management par le « care », il est nécessaire d’adopter une perspective systémique. Cela signifie prendre en compte tous les éléments du système et comment ils interagissent les uns avec les autres. L’interdépendance est un concept clé qui met en évidence le fait que les acteurs au sein d’un système sont interconnectés. Nos actions ont un impact sur les autres, sur le vivant, peu importe notre position, il est donc essentiel de considérer l’environnement global.
Prendre de la hauteur permet de comprendre les dynamiques de pouvoir qui façonnent les problématiques de manière hiérarchique et spatiale, tandis que descendre en profondeur permet de saisir comment les décisions affectent les travailleurs à la base de la pyramide. Le management par le « care » implique ainsi de prendre en compte à la fois les dynamiques de pouvoir et les expériences de ceux qui ont un pouvoir décisionnel limité.
En conclusion, une telle approche systémique est essentielle afin d’éviter que la gestion par le « care » ne soit instrumentalisée, comme cela a pu être observé lors d’une étude sur des infirmières qui ont délégué leurs tâches ingrates aux aides-soignantes dans une organisation présentée comme telle. En considérant l’ensemble des interactions et des dynamiques présentes au sein de l’écosystème organisationnel, cette approche permet de prévenir les dérives qui pourraient réduire le « care » à un simple outil de gestion.
En reconnaissant les interdépendances, les pouvoirs en jeu, les influences externes et les interactions entre les acteurs, il devient possible de maintenir une approche éthique et holistique du management, garantissant ainsi que le « care » reste authentique et centré sur le bien-être de tous les acteurs impliqués.
Magalie Marais, Marija Roglic & Marilyne Meyer
Crédit Photo : Can Stock Photo – jirsak